Le luth, l’instrument roi de la Renaissance

D’où vient que le luth, cet instrument au son doux et moelleux, à la caisse rebondie qui en fait toujours un objet d’art unique, est tombé en désuétude, détrôné par le clavecin puis le violon, pour ne retrouver ses lettres de noblesse qu’au vingtième siècle ?

HISTOIRE

En dehors de nombreuses traces d’instruments de musique à quelques cordes attestées dans l’iconographie des civilisations babyloniennes, hittites, coptes, grecques et gallo romaines, il semble que le plus proche ancêtre du luth occidental soit le Ud arabe utilisé dans les pays du Maghreb, en Syrie et en Turquie. Le Japon possède aussi le Biwa à quatre ou cinq cordes et la Chine le Pipa à quatre ou cinq cordes en soie. L’Afrique a sa kora, la Russie sa dombra, et l’Inde son sitar.

Pourvu à l’origine de cinq cordes doubles et d’une simple pincées au plectre1, c’est sous l’occupation mauresque que le Ud a pris en Andalousie sa forme actuelle et évolué en lut2 ( de l’arabe al’ūd) puis luth en Occident, prenant la forme que nous lui connaissons : caisse hémisphérique ou piriforme, manche recourbé doté de chevilles et de frettes, petites ligatures de boyau enserrant le manche du luth et servant à délimiter des cases permettant de jouer la tablature.

Le luth est joué en tablature, un système de notation en usage aux XVIe, XVIIe, et XVIIIe siècles, que la guitare folk et le jazz ont repris au XXe siècle. Une tablature comporte six lignes qui représentent la première corde simple(la chanterelle) et les cinq cordes doubles(ou « chœurs », accordés à l’unisson ou à l’octave). Les tablatures pour luth à onze ou treize chœurs arborent en plus des lettres a, a’,a’’,a’’’ et le chiffre 4 sous cette « portée » de six lignes représentant les cordes supplémentaires des luths baroques à 11 ou 13 chœurs.

Sur ces lignes figurent des lettres (b,c,d,e,f,g,h,i,k,l) qui indiquent sur quelle case du manche il faut jouer la main gauche. Les tablatures italienne et allemande présentent des différences (chiffres au lieu de lettres ou inversion de la lecture).

LES LUTHIERS qui ont donné leur nom à la famille de tous les fabricants d’instruments à cordes pincées ou frottées, ont surtout produit en Allemagne et en Italie aux XVIe, XVIIe, et XVIIIèsiècles. De grands noms équivalents des Stradivari de Crémone inspirent encore aujourd’hui les modèles de fabrication du luth qui se fait toujours à l’unité et sur mesure : Maler, Frei, Venere, Tieffenbrücker3 Schelle, Hoffmann… De nos jours, une dizaine de luthiers pour luth, théorbe et guitare Renaissance ou baroque sont en activité en France, Suisse, Italie et Belgique ainsi qu’au Royaume-Uni.

Les essences de bois utilisées pour les côtes sont des bois fruitiers (noyer, merisier, poirier, prunier, érable ondé…) ou exotiques (ébène, palissandre, citronnier, zébrano) et la table d’harmonie est le plus souvent en épicéa, ainsi que le manche, plaqué ensuite d’une essence noble. Les chevilles sont en buis, palissandre ou prunier. La rosace destinée à laisser sortir le son en le filtrant, est creusée et façonnée à même la table d’harmonie, ou bien rapportée en parchemin (sur les luths médiévaux, guitares, vihuelas et cistres). Bois précieux, nacre, ivoire (autrefois) permettent des fantaisies décoratives qui font de l’instrument un objet d’art.

DE LA DANSE DE COUR À LA MUSIQUE SACRÉE

Jusqu’à la fin du XVe siècle, le luth est réservé à l’accompagnement du chant ou de la danse ; le répertoire n’est pas encore écrit, les luthistes utilisent les partitions des chanteurs ou improvisent. Au milieu du XVIème siècle, sa vogue est attestée dans les cours européennes (en France, sous Charles VIII) et un répertoire propre (pièces originales ou transcriptions) commence à lui être consacré. Il subit alors des transformations qui l’enrichissent : il compte bientôt entre 9 et 14 cordes, sa tessiture s’élargit, d’où une plus grande souplesse d’emploi, et il se constitue en famille (dessus de luth, luth soprano, alto, ténor, basse) tout en donnant naissance à l’archiluth, au théorbe, au chitarrone. Des compositeurs écrivent des fantaisies4, ricercare, préludes, toccatas, danses (gigue, branle, gavotte, pavane5,gaillarde,allemande) polyphonies vocales transcrites (chansons, madrigaux, psaumes, motets) et même déjà des messes entières (en Espagne).

Très typique de la musique de luth, le passamezzo (ou passemèze) est une danse de rythme binaire, semblable à la pavane, mais plus rapide ; le saltarello (ou saltarelle)est une danse sautée, vive, de rythme ternaire obstiné, proche de la tarentelle et de la gaillarde. Un exemple célèbre d’utilisation de saltarelle est le final de la Quatrième Symphonie«Italienne» (1833) de Felix Mendelssohn-Bartholdi.

À l’âge baroque, c’est la Suite composée d’un prélude et de danses de caractère contrasté qui prédomine en France. En Allemagne et en Italie, les compositeurs utilisent cette même forme nommée partita et écrivent aussi des sonates incluant de nouveaux genres, inspirés du tempo des pièces (largo, adagio, andante, etc.) de leur caractère (grazioso, scherzando etc) ou de leur origine ( pastorale, paysanne, polonaise…).

LES COMPOSITEURS : la vieille Europe à l’honneur

La France peut s’enorgueillir d’un répertoire exceptionnel composé sur deux siècles par des musiciens prolifiques qui ont aussi enseigné dans les Cours d’Europe :Jean-Baptiste Bésard (1567-1625), Albert de Rippe (1480-1551) au service de François 1er et son élève Guillaume Morlaye (1510 ?-1558), les cousins Gaultier : Ennemond (1575-1651) qui fut professeur de musique de Marie de Médicis et de Richelieu, et Denis (1603-1672) qui acquit sa renommée dans les salons de Ninon de Lenclos, François Dufaut (1610?– 1670) auteur du célèbre Tombeau de Blancrocher (1652) et Jacques Gallot (+ vers 1670).

Pour compléter cette liste non exhaustive, citons encore Charles Mouton (1626-1699) luthiste qui a aussi fréquenté aussi les salons littéraires parisiens et enseigné la musique à des membres de la noblesse française après ceux de la Cour des ducs de Savoie et Robert de Visée (1658-1725) qui fut familier des salons de Madame de Maintenon. Adrien Le Roy a composé des psaumes pour chant et luth et Josquin des Prés a écrit des messes et motets faisant place au luth tandis que Gaspard Paparin, chanoine à la Collégiale Notre-Dame de Montbrison au XVIè, des « chansons spirituelles » pleines de ferveur et d’engagement à la suite de la prise de la ville par les Protestants en 1562.

Nicolas Vallet (1583-1642) pédagogue et compositeur s’installa aux Pays Bas et travailla avec l’organiste Sweelinck.

De talentueux éditeurs de musique ont publié des tablatures dès le XVIe siècle : Pierre Phalèse, Adrien Le Roy, dans la foulée du Vénitien Petrucci, premier éditeur de musique de l’histoire. La Société française de luth a entrepris pour ses adhérents un profond travail de reprise des éditions anciennes pour en éditer des fac-similés et transcriptions qui permettent au luthiste contemporain d’accéder à un très vaste répertoire, reflet de la production européenne variée et foisonnante des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles.

En Italie, le plus célèbre des compositeurs Francesco Da Milano (1497-1543), dit Il divino, fut au service de trois papes et de deux cardinaux et sa prolixité autant que sa virtuosité inspirèrent Pontus de Tyard. Vincenzo Galilei (1520-1591), père de l’astronome, fut luthiste et luthier, théoricien de la musique et chanteur. Joan Ambrosio Dalza (tout début XVIe) est l’auteur d’une des toutes premières tablatures de luth publiées à Venise en 1508.

L’Espagne s’est illustrée dans les compositions pour vihuela, avec entre autres Valderrabano (1500-1547) et Luis Milàn (1500-1561), vihueliste à la cour des Rois catholiques, auteur du premier recueil de musique pour vihuela.

L’Allemagne, patrie des meilleurs luthistes de la Renaissance, a aussi ses grands compositeurs : Silvius Leopold Weiss auteur de sept cents pièces pour luth baroque, Girolamo Kapsberger qui a passé sa vie d’artiste entre Venise et Rome, y fonda sa propre académie et composa pour théorbe et archiluth. David Kellner (1670-1748) pratiquait conjointement le luth et l’orgue et théorisa la « Basse continue6 ». Les frères Neusidler, d’origine hongroise, établis à Nuremberg, furent également luthistes et luthiers.

JS Bach a écrit pour le luth baroque des pièces faciles à transcrire pour archiluth ou théorbe : Œuvres pour luth solo (BW995 à 1006a), suites, partitas et préludes, cantate BW 106 pour luth et viole de gambe. La Passion selon Saint Jean et l’Ode funèbre comportent des parties de luth (si discrètes, de cet instrument au son doux souvent dominé par le reste de l’orchestre, mais non moins présentes).

L’Angleterre n’est pas en reste : John Dowland (1563-1625) est sans doute le compositeur le plus connu, déjà fort renommé en son temps, précédé par Anthony Holborne(1540-1602). Dowland fit des émules en son pays, dont Thomas Robinson(1560-1610) employé comme lui à la cour de Danemark. Enfin les Flamands Emmanuel Adriaensen (v.1550-1604) et Jacques de Saint-Luc(1616-1710) mirent à profit leur circulation entre les grandes villes d’Europe de l’époque pour enrichir leurs compositions.

La complexité du jeu et de la fabrication du luth figurent sans doute parmi les raisons pour lesquelles le luth fut progressivement, au début du XVIIIe siècle, détrôné par l’épinette puis le clavecin, de fabrication plus simple (caisse complète en épicéa, que les facteurs sophistiquèrent plus tard par l’emploi de marqueteries de bois précieux), et surtout de jeu plus aisé avec ses touches. Le goût évolua aussi vers des instruments plus puissants et moins intimistes (mis au point par les luthiers eux-mêmes).

Les luths d’époque fabriqués jusqu’au tout début du XVIIIe ne sont visibles que dans les musées, par exemple au Musée de la musique de la Cité de la Musique à Paris, dont le conservateur a longtemps été luthiste, musicologue et chercheur.

Le luth aujourd’hui

La redécouverte du luth au XXe siècle a stimulé la création musicale. Des compositeurs du monde entier écrivent et font jouer des pièces pour luth ou théorbe, prolongeant ainsi le répertoire ancien : ainsi Johann Nepomuk David (autrichien) Toru Takemitsu (japonais) Nguyen Thien Dao Nam Ai (français d’origine vietnamienne) Stephen Olof Lundgren (suédois) et Eric Bellocq (français). De nombreux conservatoires et écoles de musique proposent un enseignement complet et le prêt d’instruments pour les débutants : conservatoire national supérieur de musique de Paris et plusieurs conservatoires régionaux en Île-de-France, à Tours, Toulon, La Roche-sur-Yon, Toulouse, Bordeaux, Châtelleraut, Strasbourg… Le Conservatoire national supérieur de musique de Lyon et la Schola Cantorum de Bâle (Suisse) assurent un enseignement supérieur. De nombreux ensembles se sont créés pour faire vivre cette musique, proposant pour certains la musique de bal au luth en costumes d’époque (à Tours ) : Ensemble Clément Jannequin, Doulce Mémoire pour le répertoire Renaissance, La Rêveuse, le Poème harmonique pour le Baroque, les Arts Florissants, le Concert des Nations, et de nombreux luthistes solo qu’il est impossible de citer tous !

La musique de luth connaît ainsi une « renaissance » qui rassemble dans le même enthousiasme créateurs, luthiers et musiciens au service d’un art européen très raffiné, intimiste, toutefois accessible à tous.

Discographie

Une bonne introduction au luth Renaissance est donné par le CD « Du mignard luth », Pascale BOQUET au luth Renaissance et à la guiterne. Edité et vendu par la Société française de luth, 10 euros, port inclus. Des extraits peuvent être écoutés sur le site.

« Suites de Silvius Leopold Weiss, manuscrit de Dresde pour luth baroque », Maurizio Buraglia au luth baroque,10 euros port inclus. Société française de luth.

« Leçons de ténèbres  du Mercredy soir » de Couperin, Ensemble Les Paladins, CD En Phases, 64’, 20 euros.

« Robert de Visée, Intimité et grandeur », CD MET 1090, 65’50’’, 18 euros.

« Francesco Canova da Milano, Fantasias, ricercars and duets », Naxos Early Music 9158, 61’27’, 5,41 euros.

« La Milanoyse, œuvres de Morlaye, da Milano, de Rippe, Paladin, da l’Aquila » Charles Édouard Fantin, Société française de luth SFL 0903, 56’11’’, 15 euros.

Bibliographie et ressources documentaires

La Société française de luth mentionnée ci-dessus, qui rassemble les luthistes contemporains amateurs et professionnels, des luthiers et des professeurs, dispose de ressources documentaires variées et complètes sur le luth, entre autres à travers son site Internet, son bulletin trimestriel et ses éditions de partitions et fac-similés de partitions anciennes « le Secret des Muses ».

La Cité de la Musique à Paris propose une collection fournie d’ouvrages et de ressources documentaires sur le luth, dont :

« Luths et luthistes en Occident » Actes de Colloque 1999.

« Le luth en France au XVIe siècle » J.M. VACCARO, Editions du CNRS, Paris 1981.

Iconographie

L’iconographie requiert un article entier… De nombreux peintres des XVIe et XVIIe siècles ont peint des luthistes, des luthiers, des chanteurs et danseurs de Cour, et des instruments. Nous insérons ici notre préférence, la nature morte d’Evaristo Baschenis peinte en 1650 (Musée des Beaux Arts de Bruxelles).

Article publié dans la revue Una Voce n°332 de Mai – Juin 2021

  1. Plectre : plume d’oiseau taillée très précisément pour gratter les cordes de divers instruments (aujourd’hui on parle d’un mediator).
  2. Dans les traités de musique du XVIe siècle, le luth est désigné sous le nom de testudo : tortue, à cause de sa forme en carapace de tortue.
  3. originaire de Füssen, en Allemagne, haut lieu de fabrication de luths, Tieffenbrücker exerça son art en Italie où son nom fut italianisé en Gasparo Duiffopruggar, puis à Lyon où il fixa le violon dans sa forme actuelle.
  4. fantaisie (et fancy anglaise): ni danse, ni chanson, typique du luth.
  5. pavane est l’évolution de paduana, danse de Padoue.
  6. Basse continue : système de notation de l’accompagnement au XVII et XVIIIe siècle comprenant une ligne de basse en clé de Fa et des chiffres précisant l’harmonie. Ce procédé permet l’improvisation de ponts mélodiques.

William Bouguereau, le peintre de la grâce

Le peintre né en 1825 à La Rochelle a pleinement habité le XIXe siècle, et gagné une réputation tant en France qu’en Europe et aux États-Unis. En France où il a réalisé de spectaculaires décorations d’églises, il souffre injustement du classement de son œuvre en « art pompier ». C’est aux États-Unis (encore dépositaires d’une grande partie de son œuvre) qu’il fut le plus apprécié.

Une vie marquée par des drames familiaux

Dans la fratrie de William Bouguereau, les garçons sont catholiques comme leur père, et les filles protestantes comme la mère. Les difficultés de son père ,commerçant en vins, le conduisent à confier William à son oncle Eugène, curé de paroisse à Mortagne- sur- Gironde. Celui-ci, qui aura une grande influence sur sa formation spirituelle, l’inscrit au collège de Pons où il prend ses premiers cours de dessin. William doit toutefois interrompre ses études pour aider son père dans le commerce qu’il vient d’ouvrir à Bordeaux. C’est là qu’un voisin qui a repéré son talent persuade son père de le laisser suivre des cours de peinture à l’École municipale et présenter le concours d’entrée à l’École des Beaux arts de Paris. Il y est reçu et remporte à vingt -cinq ans le Prix de Rome1 qui lui vaut le séjour à la villa Médicis.

De retour à La Rochelle, il ne retrouve comme famille que sa mère Adeline, qui l’avait aidé en secret à financer ses études à Paris : le père, Théodore Bouguereau ,a quitté le domicile familial après avoir obligé sa fille Catherine dite Kitty, la cadette de William, à épouser un homme qu’elle n’aime pas. Kitty et William ont déjà perdu leur sœur Anna, à l’âge de 17 ans, en 1845, et leur frère Alfred, disparu en mer juste après son engagement comme marin.

Marié à l’un de ses modèles, Nelly Monchablon, en 1856, William Bouguereau devient père d’une fille, Henriette, en 1857 puis en 1860 de Georges, qui meurt de tuberculose à l’âge de quinze ans en 1865. Jeanne née en 1872 ne vivra que quelques mois, et Paul né en 1868 décède en 1900. Le drame suprême est, en 1877, le décès de Nelly auquel ne survivra pas leur cinquième enfant âgé de quelques mois.

Ces épreuves inspireront des œuvres majeures : la Pietà2 (1876), la Vierge aux Anges(1900, Musée du Petit Palais), la Vierge consolatrice (1877,Musée des Beaux-Arts de Strasbourg), une « Âme au ciel »(1878, Musée de Périgueux).

William Bouguereau ne put épouser Elisabeth Gardner, une artiste anglaise, qu’en 1896, après le décès de sa mère qui s’était toujours opposée à son remariage.

L’œuvre peinte de William Bouguereau est foisonnante et variée. Il a peint, après des études préparatoires particulièrement soignées, près de neuf cents tableaux :

– des portraits (Aristide Boucicaut, la Comtesse de Cambacérès, Catherine dite « Kitty » Bouguereau, Elisabeth Gardner sa deuxième épouse).

– des fantaisies mythologiques, « Dante et Virgile aux Enfers »(1850, collection particulière),

« Nymphes et satyre » (1873, Sterling and Clark Art Institute de Williamston, Massachussetts), « Naissance de Vénus » (1879, Musée d’Orsay), « Ulysse reconnu par sa nourrice à son retour de Troie »(1849, Musée des Beaux Arts de la Rochelle), les Oréades (1902, musée d’Orsay), la « Naissance de Vénus » (1879, Musée d’Orsay)3.

– des scènes de genre rurales, dont tous les critiques s’accorderont à louer la grâce des visages et le remarquable travail de rendu des mains et des pieds, telles : la « Promenade à âne »(1878, Cummer Gallery of Arts, Jacksonville ,Floride), la « Parure des champs » (1884, Musée des Beaux Arts de Montréal) et des scènes de famille : les « Frère et sœur bretons » (Metropolitan museum, New York), La « Famille indigente » (1865, Musée de Birmingham),la « Sœur aînée »(1864, Brooklyn Museum de New-York), « Admiration maternelle »(1869, Collection particulière)

– des scènes religieuses : « les Saintes Femmes au tombeau » (1890, Musée royal des Beaux Arts d’Anvers), « Flagellation de Notre Seigneur Jésus-Christ » (1880, Musée des Beaux Arts de La Rochelle), « Triomphe du martyr : le corps de sainte Cécile porté dans les catacombes » (1854, Musée municipal de Lunéville). Ces scènes préfigurent le travail de décoration réalisé dans trois églises parisiennes : Sainte Clotilde, Saint Vincent-de-Paul, et Saint Augustin.

Bouguereau a peint un seul tableau « historique », sur commande de l’État, en 1856 : « Napoléon III visitant les inondés de Tarascon »(Hôtel de ville de Tarascon) et ne s’est pas obstiné dans ce genre peu attrayant pour lui, bien qu’il fût un bourreau de travail. Il a également réalisé quelques décors intérieurs sur commande de particuliers : hôtel de Jean-François Bartholoni et résidence d’Anatole Bartholoni son fils à Paris4, et le décor du foyer du Grand Théâtre de Bordeaux.

Les églises de Paris

Sainte Clotilde construite de 1846 à 1857, est la première grande église de style néogothique du XIXe siècle5. Son premier architecte, François Gau, était originaire de Cologne, et décéda en cours de chantier en 1853. Théodore Ballu lui succéda et c’est Picot, le maître de Bouguereau, qui recommanda quatre de ses élèves dont William Bouguereau, pour en réaliser la décoration intérieure. Le parti pris esthétique de Picot fut de rappeler les décors du XIIIe siècle italien, en particulier ceux de Santa Croce de Florence. Les peintures de Bouguereau sont les mieux conservées, parce que réalisées avec le plus de soin : toutes les autres ont eu besoin de restauration. La Chapelle Saint Louis est ornée de panneaux peints représentant la vie de saint Louis.

Saint Augustin, construite de 1860 à 1871 par Victor Baltard, comporte deux chapelles décorées par William Bouguereau : chapelle Saint Pierre et Paul et chapelle saint Jean-Baptiste, à l’origine confiée à un autre artiste qui fut dédommagé, le Préfet estimant très supérieur le travail de Bouguereau.

Saint Vincent de Paul a été construite en 1844 et décorée par Flandrin et Picot. Une chapelle supplémentaire consacrée à la Vierge a été réalisée plus tard, en 1870, et c’est à William Bouguereau qu’en a été confiée la décoration. Huit tableaux représentent la Visitation, l’Annonciation (présentée à l’Exposition universelle de 1889), le mariage de Marie, la Fuite en Égypte, l’Adoration des bergers, l’Adoration des mages, La Vierge au pied de la Croix.

En 1870, Bouguereau assiste au siège de Paris, où il est resté après avoir mis sa famille en sécurité en Bretagne. Déjà en juillet 1848, il avait écrit dans son journal ces paroles inquiètes, qui résonnent dans les temps troublés que nous vivons en 2021 : « Contre qui donc grondaient les tubes d’airain à la voix formidable ? À qui ces balles étaient-elles destinées ? À des frères ! Désolation ! Y-a-t-il un frein pour retenir ces masses ? Hélas non, la foi n’existe pas, l’honneur est rare, sur qui donc compter ? Oh, que l’horizon est sombre : Paris, France, auriez-vous assez vécu ? J’ai peur car la corruption est générale, les philosophes, les socialistes, faussent l’esprit des masses, la décadence approche, ces signes furent toujours précurseurs de la chute des Empires ».

Article publié dans la revue Una Voce n°331 de Mars – Avril 2021

  1. Il récupère ce prix en « seconde place », le prix n’ayant pas été décerné en 1848 suite à la révolution, et le séjour de ce deuxième lauréat est limité à trois ans alors que le lauréat de 1850 (Paul Baudry) est doté, lui, d’une bourse pour quatre ans à la Villa Médicis.
  2. La « Pietà » a été d’abord exposée au Palais des Pays-Bas à l’invitation du roi Guillaume III, puis prêtée au Musée de la Légion d’Honneur de San Francisco, et finalement achetée par un collectionneur américain
  3. Ce tableau a été exposé dans la salle du banquet donné par le président Émile Loubet pour le tsar Nicolas II et la tsarine de Russie en 1901.
  4. Les panneaux démontés sont aujourd’hui visibles à l’Ambassade américaine à Paris.
  5. L’architecte Léon Vautrin a reproduit la façade de sainte Clotilde dans la construction de la façade de la cathédrale de Canton (Chine) entre 1863 et 1888. César Franck fut l’organiste de Sainte Clotilde sur le buffet Cavaillé -Coll de 46 jeux installé en 1859.

Notre Dame de Bonne Délivrance de Neuilly

Une imploration pour notre temps

Les amis et proches de l’abbaye de Fontgombault connaissent Notre Dame du Bien mourir. Notre Dame veille aussi sur les Franciliens, en la personne de Notre Dame de Bonne Délivrance, à l’histoire mouvementée.

C’est au XIe siècle que le chapitre de Notre Dame de Paris élève une collégiale sur l’emplacement d’une ancienne église dédiée à saint Etienne, premier martyr, et pillée par les Normands au IXe siècle. Cette nouvelle église, saint Etienne des Grès1 est dotée d’une chapelle latérale dite « de la Vierge » où est installée une statue éponyme. Elle bénéficie du développement de la dévotion mariale stimulée par les malheurs du XIVe siècle : guerres, occupation de Paris, épidémies… Ainsi, infirmes, malades, pécheurs et pèlerins en route vers Saint Martin de Tours ou Saint Jacques de Compostelle, viennent se prosterner devant la Vierge Noire, rejoints par les étudiants en théologie de la Sorbonne et du collège des Jésuites. Le XVIe siècle la verra s’intensifier cette dévotion mariale : contre le protestantisme d’une part, et surtout en appel à la miséricorde envers les nombreux pères de famille emprisonnés pour dettes, attendant la « délivrance ».

Une confrérie royale

La confrérie royale de la charité de Notre Dame de Bonne Délivrance fut fondée par le chanoine de Saint Etienne, Jean Olivier, en 1533. Ses statuts prévoyaient que les membres puissent se réunir dans une chapelle de l’église Saint Etienne, pour « s’encourager mutuellement à la vertu par des actes de dévotion, pratiquer les bonnes œuvres et délivrer les prisonniers ». Les pratiques religieuses : Office de la Vierge, Messe, chapelet, litanies, soutenaient cette piété et les processions solennelles du 1er mai et du 24 août, entre Saint Etienne et une église de Paris, étaient suivies par une foule en fête : bannières, reliquaires, torches et cierges accompagnaient « la belle ymage de Notre Dame, environnée de rayons de soleil et d’anges, avec son piédestal, le tout d’argent ». Puis les maîtres de la confrérie allaient dans les prisons de la ville libérer autant de captifs que les libéralités accordées à Notre Dame le permettaient.

Notre Dame semble avoir accordé bien d’autres grâces, ainsi qu’en témoignent les nombreux ex-voto visibles à l’intérieur de la chapelle.

En 1844, l’abbé Desoye, prêtre du diocèse de Paris, écrivit une « Histoire de Notre Dame de Bonne Délivrance », étendant les grâces de délivrance des prisonniers à la « Délivrance ou  bonne mort ». Et des manifestations de piété populaire ont évoqué aussi la « bonne délivrance » que représente un accouchement sans difficultés.

Le choc de la Révolution

Des luttes fratricides entre le Chapitre de Saint Etienne et la confrérie avaient déjà abouti à La suppression de celle-ci en février 1737. Rétablie en 1774, elle vit poser les scellés sur les portes de l’église Saint Etienne et de la chapelle mariale en juillet 1790, et la mise en vente du mobilier et de la statue « en pierre, haute d’environ 5 pieds et demi ». Madame de Carignan Saint Maurice, membre de la Confrérie, offrit au liquidateur le prix fort pour soustraire la statue à la profanation d’une vente publique, et pour deux cents livres, elle put rapporter la statue chez elle, dans son hôtel Traversière de la rue Notre Dame des Champs2.

Mais en septembre 1793, un membre du Comité révolutionnaire se présenta à l’hôtel Traversière pour arrêter Madame de Carignan. Écrouée aux « Oiseaux », ancienne maison d’éducation du 7e arrondissement, elle y noua des liens d’amitié avec les religieuses de Saint Thomas de Villeneuve dont le couvent de la rue de Sèvres était tout proche, et spécialement avec leur supérieure, Mère Walsh de Valois.

La prière et l’imploration de Notre Dame de Bonne Délivrance qui étaient le meilleur soutien des prisonnières leur apporta la « délivrance » plus vite qu’elles s’y attendaient : elles furent libérées en octobre 1794.

Chez les Hospitalières de saint Thomas de Villeneuve

Madame de Carignan put aussi éviter aux religieuses la vente de leur couvent, mis en adjudication. En des temps plus calmes, elle leur fit don de la statue qui fut très officiellement3 transférée chez les Hospitalières de Saint Thomas de Villeneuve rue de Sèvres. La statue fut placée dans le retable de l’autel, dans l’attente de pouvoir construire une nouvelle chapelle pour l’accueillir. La première pierre de cette chapelle fut posée en mai 1829. Fixée au 5 août 1830, l’inauguration ne put avoir lieu à cause de la Révolution de Juillet et se fit dans le secret le 22 août. Une plaque visible dans la chapelle le commémore.

Fondée en 1661 à Lamballe par le Père Ange Le Proust, Augustin de la réforme de Bourges, la congrégation avait reçu de celui-ci la règle de son Ordre, et des règlements spécifiques de la mission hospitalière au service des plus pauvres qui fut confiée aux Soeurs. Le pape Alexandre VII venait de canoniser un religieux augustin, Thomas de Villa Nueva, devenu archevêque de Valenceaprès une vie de dévouement auprès des pauvres et des malades : la congrégation fut placée sous sa protection. Elle a essaimé dans toute la France, et depuis 1948 au Sénégal et aux États-Unis (Connecticut). Le Père Ange l’a aussi confiée à la sainte Vierge, honorée chaque jour et implorée en toute circonstance pour apprendre à être « servante à son image ».

Les Sœurs eurent maintes occasions de manifester leur charisme et de porter leur aide dans les circonstances très troublées des années 1870 et 1871. La reconnaissance canonique leur fut accordée en 1873, et en 1906, au jour du centième anniversaire de l’arrivée de la statue de Notre Dame rue de Sèvres, Mgr Jourdan de la Passardière4 déposa sur les fronts de la Vierge et de l’enfant de précieuses couronnes au nom du Pape Pie X.

Expropriées de la rue de Sèvres en 1906, suite au percement du tunnel de la ligne de métro « Nord-Sud », les religieuses purent, après une implantation provisoire à Issy-les-Moulineaux, emménager en septembre 1908 à Neuilly, boulevard d’Argenson, où la caisse scellée contenant la Vierge noire les avait précédées de quelques heures. Elle fut placée dans la chapelle construite à son intention en juin 1910 où l’on peut la voir de nos jours.

La statue

C’est une statue datée du XIVe siècle n en calcaire dur, d’une hauteur de 1,50 m, dont la peinture est d’origine. Souriant avec gravité, comme l’enfant qu’elle porte sur son bras gauche avec un léger déhanchement, elle porte son regard bienveillant sur les pèlerins qui viennent l’implorer. Son voile blanc laisse apparaître une longue chevelure et sa tunique rouge, semée d’étoiles et retenue par une ceinture dorée, disparaît en partie sous l’ample manteau bleu-nuit fleurdelisé, galonné d’or et doublé d’hermine.

La peinture noire du visage peut faire débat, mais on peut écarter dans le cas de Notre Dame de Bonne Délivrance deux des hypothèses qui ont cours sur l’explication de la couleur noire des « Vierges noires » : le noircissement par la fumée des cierges, et le vieillissement de certains bois clairs dont le coloris fonce avec le temps. La couleur noire est ici intentionnelle : l’une des hypothèses explicatives, celle qui renvoie au psaume « Nigra sum, sed formosa… », antienne des Vêpres de la Très Sainte Vierge issue du Cantique des Cantiques, s’appliquerait -elle dans ce cas ? La question ne semble pas tranchée.

Parmi ses pèlerins célèbres, Dom Guéranger…

Dès sa fondation, la Confrérie royale de charité de Notre Dame fut honorée par les rois et les princes : Louis XIII, Anne d’Autriche, Louis XIV. Les frères prêcheurs dont le couvent se trouvait en face de Saint Etienne-des-grès, la visitèrent, de même que Saint Dominique, Saint Albert le Grand, saint Thomas d’Aquin et le Bienheureux Jourdain de Saxe. Le Père Poullard des Places y inaugura en 1703 avec ses premiers compagnons la Congrégation des Pères du Saint Esprit. Monsieur Olier fit de même en 1645 pour sa « Société des prêtres de Saint Sulpice » avec douze compagnons. Saint Vincent de Paul était lui aussi fervent de la « Vierge des âmes en peine » et lorsqu’à sa mort en 1660, son corps fut transféré à la chapelle des Lazaristes de la rue de Sèvres, une dernière étape était prévue à la chapelle des Sœurs. Bien qu’un contretemps eût empêché cette étape, une médaille fut frappée à trente mille exemplaires pour en garder le souvenir.

Sainte Sophie Barat aurait confié à Notre Dame de Bonne Délivrance son projet de fondation de l’Institut des Dames du Sacré Cœur. Son frère, le père Barat, encouragea Victorine le Dieu de la Ruaudière dont il assurait la direction spirituelle, dans la fondation du « Patronage de Saint Joseph ».

Dom Guéranger, premier abbé de Solesmes, confiera à Notre Dame de Bonne Délivrance la restauration de l’Ordre bénédictin en France. Il notera sur le registre des messes de Saint Thomas qu’il « se remet de toutes ses forces, lui et son troupeau, à la très puissante et très digne Reine, à la très douce Mère ».

Saint Jean Bosco célébra une messe à l’autel de Notre Dame de Bonne Délivrance en 1883, lors d’un voyage à Paris. Et Albert de Mun, Frédéric Ozanam, lui confièrent aussi leurs plus chères intentions et leurs projets.

Il semble que « nul n’est venu prier devant la Vierge noire sans en recevoir quelque faveur ». (Religieuses de Saint Thomas).

Article publié dans la revue Una Voce n°330 de Janvier – Février 2021

  1. Saint Etienne des grès peut-être à cause des dalles de grès de l’ancienne voie romaine qui passait devant l’église ;ou parce que la rue montait par « degrés » jusqu’à Saint Etienne-du-Mont. En tout cas cette appellation est exacte, contrairement à celle employée au XVIe siècle de « Saint Etienne des Grecs », qui repose sur une confusion entre Saint Denis de Paris, martyr au IIIe siècle, et Saint Denis évêque d’Athènes et martyr au 1er siècle.
  2. Aujourd’hui inclus dans l’ensemble immobilier du lycée Stanislas.
  3. Le pape Pie VII, sollicité par madame de Carignan, avait accordé à l’occasion de ce transfert des privilèges spirituels.
  4. Oratorien, Évêque auxiliaire de Lyon, Carthage puis Rouen (Granville,1841-1913)

Josquin des Prés (1440-1521), le dernier maestro médiéval et premier Renaissant

Représentatif de la musique « franco-flamande » du XVIe siècle, Josquinus Pratensis opéra avec talent la transition entre la musique médiévale et la musique Renaissance. Né en Picardie, il y a aussi passé les vingt dernières années de sa vie, après avoir marqué de sa présence et d’une production prolifique les cours princières d’Italie, la cour royale d’Espagne et la cour des Pays Bas.

L’époque charnière : l’entrée de l’Europe en « Renaissance »

La deuxième moitié du XVe siècle voit la fin de la guerre de Cent ans, l’émergence de nouveaux empires occidentaux, la pression des Ottomans parvenant jusque Vienne, la naissance de l’imprimerie et les grandes découvertes qui sortent l’Europe de son égocentrisme culturel tout en permettant une plus grande diffusion des idées. L’essor des ports des Flandres et d’Espagne en vue de recevoir les importations du Nouveau Monde, contribua grandement à la prospérité économique de l’Europe du Nord.

La jeunesse en Picardie et la période italienne

Josse, dit Josquin1, est né au bord de la source de l’Escaut -au bord « des prés »- et a étudié dans une école de Saint Quentin (Oise) la rhétorique, le latin, le plain-chant et la musique polyphonique. Sans certitude que Josquin ait pu être l’élève de Guillaume Dufay qui exerçait à Cambrai toute proche, ni de Johannes Ockeghem, Maître de Chapelle et de chant du Roi (sous Charles VII, Louis XI et Charles VIII), il est probable que sa maîtrise, à l’âge de dix-sept ans, du chant et de la composition musicale ait été vite remarquée et l’ait rapidement lié au mouvement de départ des meilleurs artistes en Italie. Gilles Binchois, Guillaume Dufay, Heinrich Isaac, Loyset Compère, furent aussi attirés par la prodigalité des princes et du Vatican, qui leur donnait la certitude de trouver du matériel musical à la hauteur de leurs talents, et des revenus en conséquence.

À la Cour des Sforza

C’est à la cour de Francesco Sforza, duc de Milan, que Josquin arriva en 1459. Sa présence y est attestée comme « Biscantor »à la cathédrale de Milan, puis à la chapelle ducale en 1472. Il y fut probablement chanteur, chef de chœur doté de vingt-deux chanteurs,compositeur et copiste2 : une période très épanouissante et très féconde, qui se termine brutalement par l’assassinat du fils de Francesco, Galeazzo Maria, qui lui avait succédé. Ce personnage dissolu et cruel était un grand amateur d’art ainsi que son épouse Bonne de Savoie.

Josquin des Prés entra au service d’Asciano Sforza, un oncle du jeune duc encore mineur appelé à succéder à son père Galeazzo, et les suivit partout en Italie , avec un long séjour à Florence récemment embellie par Michelozzo, Donatello et Brunelleschi. La bibliothèque de Florence conserve ainsi de nombreuses pièces authentiques de Josquin de Prés. Rome avec le chœur de trente-deux choristes de la Chapelle Sixtine fut aussi un lieu propice à l’expression de sa créativité.

À la Cour du Duc d’Este et en Espagne

Josquin est approché en 1503 par un « chasseur de compositeurs » tels que le Duc de Ferrare, Ercole d’Este, en voulait à sa Cour, pour « faire de la bonne musique ». En concurrence avec Isaac, il est choisi et rejoint Ferrare où il compose en reconnaissance à son bienfaiteur, la célèbre Missa Hercules Dux Ferrariae.

Philippe le BEAU, fils de Maximilien d’Autriche, frère de Marguerite d’Autriche,et époux de Jeanne la Folle par laquelle il hérita du trône d’Espagne, pria le Duc d’Este de lui « prêter » Josquin. Il se rendit ainsi à Barcelone, Madrid, Tolède et Ségovie. Au cours de son passage en France sur la route d’Espagne, ses musiciens et choristes interprétèrent le resté célèbre « Canon pour six chœurs et à 4 voix3 Quia habitat in adjutoris ».

Cette période brillante à Ferrare prit brutalement fin avec l’épidémie de peste qui emporta en 1504 Ercole et son fils Alphonse, et incite Josquin à fuir la ville.

« Vivre entre ses parents le reste de son âge »4 grâce à la protection de Marguerite d’Autriche

Josquin revint au pays de France et put se faire accorder la prévôté de Condé, proche de son village natal en Picardie, et également le canonicat de Saint Gudule de Bruxelles où il ne fut que peu présent -contrairement à Condé où il finira sa vie. Il dut ces libéralités à Marguerite d’Autriche, fille de Maximilien d’Autriche et procurateur général de son neveu Charles Quint durant sa minorité. Répudiée par Charles VII, puis deux fois veuve (de Don Juan d’Espagne puis du duc de Savoie)elle fut nommée par son père gouverneur des Pays Bas et s’établit à Malines en Flandres où elle s’entoura d’une cour d’artistes et de lettrés5.

L’apogée d’une œuvre prolifique et variée

C’est à Condé-sur-l’Escaut que Josquin des Prés composa ses dernières messes, les plus abouties : De beatae Virgine à 4/5 voix, Pange lingua à 4 voix (1515), et Sine nomine à 4 voix. Dix sept messes sont authentifiées comme signées de Josquin de Prés.

Josquin a composé également une centaine de motets. Avec « Illibita Dei Vigo nutrix »,il inaugura sa technique d’opposition de duos de voix à des sections pleines, tout en se délectant à en composer le texte en acrostiche de son nom. Les motets de Josquin des Prés sont considérés par les musicologues comme le matériau de base de grands compositeurs de musique religieuse du XVIe siècle : Lassus, Palestrina, Victoria, Byrd, et Gabrieli. Ils ont aussi été reconvertis en lieder ou chorals pour l’Eglise réformée (tel le choral « Aus tiefer Not schreie ich zu Dir » directement issu de « Petre, tu pastor omnium »). Une fois n’est pas coutume, nous citerons ce que disait Martin Luther de la musique de Josquin des Prés :

« Les compositeurs font des notes ce qu’ils peuvent, Josquin, lui, en fait ce qu’il veut. »

Quant à ses chansons, au nombre d’environ quatre-vingts, elles sont si soignées qu’elles sont aussi bien représentatives de l’art combinatoire de Josquin des Prés, destiné à satisfaire tant le monde courtois et intellectuel que le monde ecclésiastique. « Mille regretz », « J’ay bien cause de me lamenter », « Adieu mes amours », « Douleur me bat » ont sophistiqué et magnifié des mélodies plutôt populaires, qui ont ainsi gagné leurs lettres de noblesse et leur permanence.

L’écriture musicale de Josquin des Prés : la maturité de l’Ars nova

À l’époque de Josquin des Prés, l’écriture musicale, bien que se réclamant de l’Ars nova6

était encore assez rudimentaire. L’usage de la portée était généralisé, mais les barres de mesure n’existaient pas. Les différentes parties vocales étaient écrites séparément, l’une après l’autre. Les diverses voix ne se trouveront groupées sur la même portée que plus tard.

L’art du contrepoint s’était développé avec Guillaume de Machaut et Landino. L’écriture canonique était un exercice de style novateur, auquel les musiciens du XVe siècle s’adonnaient avec un plaisir de théoriciens, à la recherche de formes compliquées (tels les « canons à l’écrevisse », arrangement musical de type palindrome) d’où était exclue toute concordance avec le texte poétique lui-même. C’est Josquin des Prés qui fit évoluer la composition musicale, fort de ses années passées dans les cours italiennes. Il a rapidement pris ses distances avec la formulation hermétique et la rythmique répétitive et c’est une élégance mélodique et poétique qui marquera ses compositions de la maturité, fixant une esthétique musicale créative, mais plus conforme à l’Ars nova auquel se flattaient de se référer les princes et dignitaires ecclésiastiques.

Le respect du caractère sacré de la messe, le culte de la Vierge, ne poussaient pas le fervent catholique Josquin à l’exubérance qui s’emparera des compositeurs de la Contre-réforme au XVIIe,mais au contraire le fit développer « une musique emplie de respectueuse et mystique intériorité » selon Jean Roset.

La postérité de Josquin Des Prés

Nous laissons ici la parole à son passionné biographe Jean ROSET :

« Le dernier des grands compositeurs médiévaux, le premier de tous donne la main par-delà le XVIe siècle largement entamé, à de grands compositeurs à venir.

Par sa maîtrise du canon, il donne la main à Bach le fugueur, par la sûreté de sa mélodie, il donne la main au divin Mozart, par les trouvailles bouleversantes de son Ave maria, il donne la main aux romantiques Chopin, Schuman, et même ses silences seront exploités par les modernes du XXe siècle.

En somme, non content de dominer l’art de son époque, il a définitivement mis sur rails toute la musique européenne de l’ère moderne. »

Article publié dans la revue Una Voce n°330 de Janvier – Février 2021

  1. Diminutif de Josse, prénom d’origine celte (en flamand Joos, en anglais Joyce). C’est par Saint Josse, ermite breton du VIIe siècle, qui séjourna toutefois à Rome ,que Josse s’est latinisé en Jodocus ou Josquinus.
  2. L’impression de musique ne commence qu’au début du XVIe avec les publications de l’imprimeur vénitien Petrucci en 1501, qui fut le premier à éditer les motets de Josquin entre 1502 et 1514.
  3. Ce qui n’en fait pas un canon à vingt-quatre voix comme on l’a vu parfois écrit !
  4. Joachim du Bellay « Les regrets » 1558
  5. Le Comté de Bourgogne étant revenu à son père Maximilien lors du quatrième traité d’Arras (1482), Marguerite encouragea aussi une production artistique de haute qualité en Bourgogne (Eglise de Brou et tombeaux, Très riches Heures du Duc de Berry…).
  6. Par opposition à l’Ars antiqua en vigueur aux XIIe et XIIIe siècles

La Mare de Deu de Meritxell, sanctuaire majeur des Pyrénées et fleuron de l’architecture catalane

À l’heure où les cathédrales brûlent, il est bon de se souvenir que des destructions d’églises ont parfois été suivies d’une flambée de la foi, d’une créativité fervente au service de la reconstruction, et du retour des dévotions.

L’exemple du sanctuaire de Meritxell, en Principauté d’Andorre, est significatif.

Une légende préside à la dévotion toute spéciale que les Andorrans rendent à la « Mère de Dieu ou « Notre Dame » de Meritxell, qu’ils considèrent comme leur guide spirituelle, au point d’affirmer que la Principauté ne s’explique pas sans elle.

Cette légende concerne le lieu d’édification d’une chapelle primitive, dans ces montagnes situées au « midi » -« meridies »- proche de cabanes d’alpage -« mereig » en catalan. En des temps si reculés que seule la tradition orale l’a transmis, un berger se rendant à la messe à Canillo pour la solennité des Rois, la festa de los Reyes du 6 janvier, vit un rosier sylvestre fleuri en plein hiver sous les branches duquel se trouvait une statue de la Vierge .Elle fut portée à l’église de Canillo et installée sur le maître autel.Mais le lendemain, elle avait disparu. Les paroissiens d’Encamp tout proche, constatant la réapparition de la statue au lieu même du rosier fleuri l’enfermèrent à double tour dans leur église, d’où elle fut également ravie. Elle fut retrouvée dans la neige, tombée en abondance autour du rosier toujours en fleurs, et il fut décidé de bâtir un sanctuaire exactement à cet endroit. C’est là aujourd’hui que se trouve le nouveau sanctuaire, après un incendie qui détruisit le sanctuaire primitif, et la statue, en 1972.

Charlemagne aurait accordé en 806 l’indépendance à ce territoire de 464 KM2, enclavé dans la partie orientale des Pyrénées en « pont » entre l’Espagne et la France, sous la forme d’une « charte de peuplement » ou carta pobla dont il n’existe pas de trace ; les textes relatifs à l’histoire de l’Andorre sont conservés dans une armoire à sept clés, chaque serrure correspondant à une paroisse et à un saint andorran: San Serni de Canillo, Santa Eulalia d’Encamp, San Corneli d’Ordino, San Iscle de La Massana, San Esteve d’Andorre la Vieille, San Julia de Loria et San Pere Martir de Les Escaldes.

Depuis 1278, le gouvernement de la Principauté relevait d’une seigneurie partagée le entre le comte de Foix et l’évêque d’Urgell, l’administration étant confiée à un conseil de viguiers. Ce « paréage » fut maintenu jusqu’en 1993, où fut votée la nouvelle Constitution d’Andorre qui a maintenu la co-principauté, entre le Président de la République française et l’évêque d’Urgell. Le catholicisme est religion d’Etat dans la Principauté.Toutes les fêtes religieuses et spécialement les fêtes mariales mettent à l’arrêt l’activité bancaire et commerciale qui contribue à la prospérité de ce petit territoire hors de l’Europe sans impôts ni taxes. La  fête nationale a lieu le 8 septembre, jour de la Nativité de la Vierge.

L’ancien sanctuaire

Il s’agissait d’une chapelle très modeste formée d’une seule nef avec une abside circulaire à l’Est. La statue de la Vierge trônant et tenant l’Enfant Jésus dans ses bras, datée du XIIIe siècle, y était présentée. Les vestiges de ce premier temple permettent de rattacher son style à celui des édifices religieux du « roman pyrénéen » Une église plus grande, occupant l’emplacement actuel du nouveau sanctuaire, y fut bâtie en 1658, avec des retables baroques eux aussi typiques du baroque catalan ( dorures, reliefs, images en buste). Une dernière réforme du chevet en 1866 permit l’inclusion d’une niche afin de rendre plus accessible l’image de la Vierge romane.

La statue actuellement vénérée à Meritxell dans le nouveau sanctuaire de 1974 est une fidèle reproduction de l’œuvre romane disparue dans l’incendie de 1972. La grande dévotion dont cette statue était l’objet depuis l’époque médiévale a généré de nombreuses copies, permettant d’en retrouver l’allure et la facture générales.

La grande dimension du visage est voulue, symbolisant l’importance de la Mère comme protectrice. Ses yeux, disproportionnés comme ceux de Sainte Foy de Conques, son expression grave expriment éternité et spiritualité, et aptitude à lire dans les cœurs. Ses chaussures sont des sabots typiques de paysanne. Elle porte une couronne à cinq fleurons, une tunique rouge ornée d’étoiles et de fleurs et un manteau bleu qui laisse à découvert une main droite dont la démesure met en valeur le geste de bénédiction. L’Enfant qu’elle tient sur les genoux est déjà un grand enfant aux cheveux raides et longs, lui-même bénissant de la main droite et tenant dans la main gauche un livre fermé.

Le rôle de Saint Pie X à Meritxell

Meritxell est cité comme sanctuaire principal de l’évêché d’Urgell en 1657. Mais ce n’était à l’époque qu’une simple chapelle, dont la Mare de Deu était protectrice de la petite cité toute proche de Canillo, à quelques kilomètres d’Andorre la Vieille. Son patronage officiel a été proclamé par le Conseil général des viguiers en 1873, en l’absence de l’évêque d’Urgell. Cette époque était spécialement troublée car l’Andorre était divisée pendant la troisième guerre carliste d’Espagne qui venait d’aboutir à l’abdication du roi Amédée 1er1 au profit d’Alphonse XII après trois ans de règne troublé et à la proclamation de la Première République espagnole. Le diocèse d’Urgell était quasiment vacant, car l’évêque d’Urgell s’était réfugié à Navarre, comme vicaire général de l’Armée de Charles VII de Bourbon, qui demeurait prétendant à la couronne d’Espagne.

Aussi est-ce de façon beaucoup plus solennelle que le patronage de la Mare de Deu sur toute la Principauté fut confirmé par le pape Pie X, le 13 mai 1914. L’époque rendit difficile l’instauration du premier pèlerinage au sanctuaire, et ce n’est qu’en 1921, sous le pontificat de Benoît XV, qu’eut lieu le couronnement canonique, célébré par une fête de grande envergure le 8 septembre et commémoré avec faste en 1996 à l’occasion du 75ème anniversaire.

Le nouveau sanctuaire : l’audace de l’architecture catalane

En 1972, la nuit du 8 au 9 septembre, un incendie se déclare dans le sanctuaire. À ce jour son origine n’est pas élucidée. Mais la reconstruction en fut immédiatement programmée.

Ricardo Bofill2 natif de Barcelone, présente un premier projet, trop « décalé » et sans doute trop somptuaire pour la population nationale, très influencée par la forme romane de l’ancien sanctuaire. On trancha dans le cas de Meritxell pour une reconstruction non identique. Ricardo Bofill amenda son projet et la première pierre fut posée le 8 septembre 1974.

L’église s’organise à partir d’une nef en forme de croix grecque déformée et l’abside est de plan carré. L’inspiration romane est conservée avec le clocher typique des monastères romans catalans (par exemple Saint Michel de Cuxa)et la voûte en croisée d’ogives du cloître adjacent. Les formes avant-gardistes jouent avec des arcatures simulant les restes romans de l’ancien sanctuaire.

Le décor est d’abord extérieur : ardoise dont les nuances se fondent dans le paysage minéral, lames de cuivre destinées à verdir et adopter les tons de la végétation alentour, poutrelles blanches comme la neige qui recouvre la Principauté une grande partie de l’hiver (et en fait un des plus beaux domaines skiables d’Europe), vitrerie lançant des jets de lumière .

À l’intérieur, les sept saints andorrans entourent la statue, reproduite en 2016 en CAO3 par Jaume Rossa, déjà auteur d’une sculpture en 2005.Il a utilisé un tronc de pin noir, comme les facteurs de la statue originelle l’avaient fait. (photo 4)

Ainsi Meritxell a-t-il gagné une renommée mondiale, qui s’étend à sa hiératique statue, confirmant la parole de Saint Bernard « De Maria nunquam satis ».

Article publié dans la revue Una Voce n°328 de Septembre – Octobre 2020

  1. Amédée de Savoie, (1845-1890) doit cette proclamation à un droit accordé au duc Victor Amédée II de Savoie en 1718 lors de l’échange de la Sicile contre la Sardaigne : celui de monter sur le trône d’Espagne si la branche espagnole des Bourbons devait s’éteindre. Ce n’était pas le cas, mais la Révolution espagnole de 1868 et l’instauration d’une monarchie constitutionnelle avaient amené le tout neuf Parlement espagnol à prononcer la déchéance de la Maison de Bourbon. Les deux tiers des députés portèrent leurs voix sur le Duc d’Aoste. Il fut donc Amédée 1er d’Espagne, de 1870 à 1873.
  2. Ricardo Bofill, né en 1939 à Barcelone, a réalisé entre autres les quartiers Antigone de Montpellier et Maine Montparnasse à Paris, la place du marché Saint Honoré à Paris, le terminal de l’aéroport de Barcelone, un immeuble de bureaux à Chicago.
  3. conception assistée par ordinateur, technologie appliquée avec succès lorsque seule une documentation photographique est disponible.

Le Bienheureux, désormais canonisé, que l’Église de Pologne nous invite à implorer pour la guérison des malades du virus de Wuhan

Jean Gabriel PERBOYRE, Martyr de la foi en Quercy, « Le Crucifié de Wuhan »

Jean Gabriel PERBOYRE est né en 1802 à Mongesty, canton de Catus (Lot) dans un hameau nommé LE PUECH, ce qui en bon occitan signifie : petite montagne ou pic.

Sous l’impulsion de son oncle Jacques, homme de courage au moment de la Révolution, il entre chez chez les Lazaristes après des études à Montauban.Il est ordonné prêtre en 1826 et rejoint le séminaire de Saint Flour (Cantal) où il est successivement professeur et supérieur du pensionnat, puis Paris. Il y voit partir pour la Chine un lazariste originaire de Figeac (Lot), qui deviendra archevêque de Pékin puis décédera en 1869 sur le chemin de Rome où il devait assister au concile Vatican I.

Jean Gabriel a d’autres motifs de partir à son tour pour la Chine : son frère Louis est mort en mer en partant en mission en Chine, et les reliques de l’un de ses condisciples martyrisé en Chine viennent d’être ramenées à Paris. La Chine pouvait représenter une terre de mission après les nombreuses conversions entraînées par l’adaptation de la liturgie aux coutumes chinoises et l’autorisation de dire la messe en chinois donnée en 1615 par le pape Paul V. Et ce, sous l’impulsion de Matteo Ricci et des Jésuites contre lesquels Dominicains, Franciscains, Augustins ou Lazaristes français et espagnols se liguèrent en ce début du XIXe siècle.

Malgré des avis défavorables pour son départ, à cause de sa santé fragile, il embarque en 1835 pour Macao et il passe trois ans à visiter les communautés chrétiennes de la mission du HO-NAN, où il se révèle un infatigable prédicateur capable de parcourir de longues distances pour redonner confiance et vigueur spirituelle aux chrétiens dispersés sur un très vaste territoire.

Mais les violentes persécutions contre les chrétiens, récurrentes, entraînent les reniements et l’affaiblissement des communautés chrétiennes. Jean -Gabriel se cache dans une forêt de bambous où, pour trente taëls, un catéchumène le livre en 1839 aux soldats. Ligoté, frappé, refusant de fouler aux pieds la Croix, il est traîné devant plusieurs tribunaux et condamné à mort comme « sectateur de fausse religion ».

Sur la route de OU XANG FOU, un riche Chinois, son « Simon de Cyrène », impressionné par ses blessures, paie une litière pour qu’il soit porté au lieu de son supplice, à Wuhan. Sur place, on l’oblige à courir avec d’autres malfaiteurs vers une croix sur laquelle il est attaché puis étranglé, le 11 septembre 1840. C’est par un chrétien qui se joignit en cachette à la foule que ces derniers instants sont connus, spécialement le phénomène observé de l’apparition d’une croix lumineuse dans le ciel au moment où il rendit l’âme.

D’abord enseveli dans un cimetière chrétien, il repose aujourd’hui dans la chapelle des Lazaristes à Paris. Déclaré bienheureux le pape Léon XIII en septembre 1889, il a ensuite été canonisé par Jean Paul II en juin 1996.

Nombre de petites églises du Lot possèdent une statue (comme à Saint Cirq Lapopie) ou un vitrail (Saint Urcisse de Cahors) le représentant. Une église de Pologne a mis en place en mai dernier la récitation d’une prière à JG Perboyre pour implorer la guérison des malades du CoVid.

Article publié dans la revue Una Voce n°329 de Novembre – Décembre 2020

Notre Dame de l’Assomption de Buda, bastion du christianisme hongrois

L’ÉGLISE aux TROIS NOMS

Cette magnifique église dominant la colline de Buda, sur les bords du Danube où s’épanouit la capitale de la Hongrie, a un passé si riche et mouvementé qu’elle peut être désignée sous plusieurs noms : «  La Grande Dame Bienheureuse » (signification de son nom en langue hongroise), « l’église Mathias (du nom de Mathias Corvin, roi de 1458 à 1490, qui en fit construire le clocher), et enfin « l’église du couronnement » car l’empereur François- Joseph d’Autriche et son épouse Elisabeth y furent couronnés empereurs d’Autriche-Hongrie en 18671, au son de la « Messe du couronnement » de Franz Liszt.

ÉGLISE, PUIS MOSQUÉE, puis ÉGLISE

La première mention de l’église Notre Dame de l’Assomption de la colline de Buda date de 1247, sous le règne du roi Béla IV. Construite sur son plan actuel entre 1250 et 1270,sur un plan proche de celui de la cathédrale de Lyon consacrée en 12452, elle reçut pour sa partie orientale la contribution du maître français Villard de Honnecourt. La fin de la dynastie royale des Arpàd en 1301 ouvrit une grande période d’instabilité qui prit fin avec la désignation comme roi de Hongrie de Charles Robert d’Anjou, candidat du pape (1309-1342). Son fils Louis le Grand (1342-1382)entama la première grande reconstruction de l’église en 1370.

La colline qui domine le Danube avait été dotée de fortifications après l’invasion mongole de 1241. Les travaux d’édification d’un château furent entrepris en 1430 par le roi Sigismond, digne héritier de son père Charles IV, le bâtisseur de Prague. Sigismond qui régna de 1387 à 1437 fut le premier souverain hongrois à faire de Buda sa résidence permanente. Ensuite, pendant les trente ans de règne de Mathias Corvin (1458-1490), la ville et l’église Notre Dame bénéficièrent de travaux complexes et de l’intervention des meilleurs artistes européens : le souverain magyar fit de la cour de Buda une des plus magnificentes d’Europe à la Renaissance : dons de Léonard de Vinci, de Verrochio, de Mantegna, et une bibliothèque de plus de quinze mille volumes3.

Soliman prit en 1541 la ville de Buda, qui devint turque et le resta jusqu’en 1686. Pour les Hongrois, cela symbolise une période de déclin, dont il ne reste que la culture des roses (souvenir du derviche Gül Baba, le seul Ottoman à avoir donné son nom à une rue de Budapest), la pratique des bains thermaux en ville, et l’introduction du café en 1579, bien avant Vienne et Paris). En une seule journée, en appliquant du crépi sur les murs et en brûlant son mobilier, les Ottomans transformèrent l’église Matias en mosquée, avant de détruire toutes les autres églises ou chapelles du château. De la tour construite par Mathias,le muezzin a lancé l’appel à la prière pendant 145 ans.

Après la reconquête de Buda en 1686, l’église devenue propriété des Jésuites a perdu son caractère médiéval au profit du style baroque .

C’est avec l’accession au trône impérial d’Autriche-Hongrie de François Joseph et d’Elisabeth, dite « Sissi », et par décret de 1873 que fut entreprise la restauration majeure de l’église Notre Dame de l’Assomption, sous la direction de Frigyes Schulek, entre 1874 et 1896. Son objectif était de rendre à l’ensemble composé de l’église Notre Dame, du château de Buda et du bastion des pêcheurs , sa splendeur passée.

La restauration de SCHULEK, SZÉKELY et LOTZ : Éclat et couleur

Les recherches attestant que l’église était peinte au Moyen Âge incitèrent SCHULEK à reproduire ce même programme décoratif, tant avec des fresques figuratives que des motifs géométriques. Les conseils de Frigyes SCHMIDT, l’architecte de la cathédrale de Vienne, sur l’importance de la mise en éclat et en couleur comme élément essentiel de l’art gothique, furent aussi déterminants.

Les anciens ornements vitrés ont été recrées par les trois artistes :les vitres plombées d’origine avaient été détruites pendant l’époque ottomane, et la plupart des fenêtres subsistantes avaient été murées pendant les transformations baroques. Ils élaborèrent en un précis partage des tâches les immenses verrières : vie de la Vierge au centre du mur Sud, et aux vitraux latéraux les membres de la famille du roi Bela IV, dont sa sœur Sainte Elisabeth.

Le Rosaire et l’épée

L’année 1456 fut critique pour la Hongrie : après avoir occupé Byzance, l’Empire ottoman lança son armée contre l’Europe. Le chef de l’armée hongroise bien inférieure en effectif,

Jean Hunyadi, avait fait graver sur son épée l’inscription suivante : «  Sancta Maria, patrona Hungariae, sub tuum praesidium confugio » (Vierge Marie, patronne de la Hongrie, je fuis sous ta protection ») et priait quotidiennement le chapelet accroché à la poignée de son épée. Le pape Calixte III assimila cette guerre à une croisade et lui envoya le franciscain italien Jean de Capistran qui rassembla une armée de trente mille personnes. Les deux héros priants remportèrent la victoire de Belgrade et repoussèrent ainsi les Ottomans pour soixante -dix ans. Le son quotidien de la cloche à midi à l’église Mathias rappelle l’invitation ainsi lancée à l’époque par Calixte III pour inviter les chrétiens à la prière pour la Hongrie lors de cette « croisade ».

Quelques semaines après leur triomphe, Jean Hunyadi et Jean de Capistran furent emportés par la peste4. La statue votive de la Trinité fut érigée sur le parvis en 1713 après les épidémies de 1691 et 1709.

L’Orgue

L’orgue construit en 1688 fut remplacé en 1690, incendié en 1723, reconstruit en 1747 puis 1768. Le buffet de l’orgue actuel a été préparé selon les plans de Schulek, et en 1907, à l’occasion du quarantième anniversaire de son couronnement, François-Joseph fit une donation pour reconstruire un orgue plus monumental. Terminé en 1909, il a encore connu des améliorations en 1931,1983,2009, 2014) et a été complété par un orgue de chœur en 2010. Ses 111 registres et 7771 tuyaux en font le plus grand orgue de toute la Hongrie.

Quant au chœur royal de Mathias, il surpassait en nombre et ,paraît-il, en niveau celui du pape. Inexistant évidemment sous l’ère d’occupation ottomane, il reprit son activité en 1688, ce qui en fait le groupe musical le plus ancien de Hongrie.

La dernière restauration ,entre 2006 et 2013, permit de refaire 6000 m2 de façades, 300 m2 de vitraux, 600 m2 de peintures des murs et 11.000 m2 de peintures décoratives, et toute la couverture du toit (150.000 tuiles de faïence majolique), ainsi qu’un nouvel autel face au peuple, consacré en 2013.

Même si la plupart des éléments de cette église ne sont plus les originaux, tant elle a connu de modifications et de reconstructions (environ une par siècle pendant quatre siècles) du fait des guerres, invasion ottomane, incendies provoqués ou accidentels, elle est bien le lieu saint de la communauté catholique de Hongrie, comme le proclamait Mgr Mindzenty, primat de Hongrie, en 1947 : « ici, devant les pieds de Marie, toute l’Histoire hongroise est représentée avec ses lumières et ses ombres, ses vertus et ses faiblesses, son apogée et ses péripéties. Hongrois, qui mets le pied sur cet escalier5, n’oublie pas : c’était l’union de la foi et du patriotisme qui rendait forte notre nation ».

Article publié dans la revue Una Voce n°329 de Novembre – Décembre 2020

  1. Le « Compromis » de 1867 a placé à la même altitude les deux têtes de l’aigle austro-hongrois, et posé le principe de la fidélité du peuple hongrois aux Habsbourg en échange d’une large autonomie de la Hongrie au sein de l’Empire, ce que « Sissi », qui maîtrisait bien la langue hongroise, a largement favorisé. Le Compromis prit fin en octobre 1918 à la fin de la Première guerre mondiale, ce qui laissa le temps à Charles IV et Zita de Habsbourg d’être également couronnés à Budapest en décembre 1916 en présence de leur premier enfant, le prince Otto alors âgé de quatre ans.
  2. Lyon était à l’époque le siège du pape Innocent IV qui y convoqua le Concile de Lyon pour lutter contre l’influence de l’empereur Frédéric Hohenstaufen.
  3. Les œuvres et objets d’art aujourd’hui présentés dans une dizaine de pièces du Palais royal de Budapest ne donnent qu’un petit aperçu de cet Âge d’or.
  4. Saint Jean de Capistran est fêté le 23 octobre, jour de sa mort en 1456. Les Hongrois sont sensibles au fait que c’est cinq cents ans plus tard, le 23 octobre 1956, que commença ce qu’ils appellent « La nouvelle guerre d’indépendance ».
  5. L’escalier du « bastion des pêcheurs » permet d’arriver au sommet de la colline. Autrefois habité par les pêcheurs du Danube, le bastion a été reconstruit en 1906.

La Sainte Coiffe de Cahors

Une passionnante relique

La fin de l’année 2019 a vu se terminer les célébrations du neuvième centenaire de la consécration légendaire de la cathédrale de Cahors par le Pape Calixte II, et l’ostension du linge désigné comme « la Sainte Coiffe du Christ , dont la présence en cette ville est mentionnée dès le XVème siècle. D’avril à décembre 2019, la relique supposée de la Passion du Christ a été proposée dans la cathédrale de Cahors (Lot) à la vénération des fidèles et des pèlerins.

Conservée dans la chapelle Saint- Gausbert de la cathédrale de Cahors, elle n’avait pas fait l’objet de procession depuis 1940, ni d’ostension depuis 1960. Jusqu’à cette date, elle était présentée à la dévotion des fidèles le dimanche et le lundi de Pentecôte, ainsi que lors des ordinations sacerdotales.

Elle est conservée dans le reliquaire en argent réalisé en 1899 par l’atelier de l’orfèvre pontifical Poussielgue-Rusand. Ce reliquaire est composé d’un cylindre central surmonté d’un dôme décoré d’anges et d’un pied ouvragé où figurent saint Didier qui fut évêque de Cahors, l’empereur Charlemagne à qui l’on devrait la présence de la Coiffe à Cahors, et le pape Calixte II qui aurait consacré l’autel de la Coiffe en 1119.

Qu’est -ce que la « sainte coiffe » ?

C’est un manuscrit de 1408 qui fait pour la première fois une mention fiable de la Coiffe. L’abbé Raymond de Foulhiac l’annote en 1657 en ces termes : « l’an 1408 est remarquable par une preuve de la relique du Saint Suaire conservée dans l’église-cathédrale de Cahors, étant dit dans les comptes des consuls de cette année qu’ils achetèrent quatre torches pour honorer à la procession du jour du Synode le Saint Suaire, que le manuscrit appelle en langue vulgaire le Sanct Capel parce que c’était le suaire de la tête, qui est fait comme une calotte à oreilles ».

L’Evangile de Jean (Jn,20,6-8) et celui de Luc ( Lc, 24,12) parlent de « bandelettes » posées à terre. Il s’agit de huit linges doubles très minces et d’une seule pièce, cousus l’un sur l’autre pour former une mentonnière. Caractéristique du mode d’ensevelissement pratiqué par les Juifs au 1er siècle, ce pathil est un élément des tachrichim1. Cette coiffe destinée à joindre les mâchoires après le décès présente des traces de sang du groupe AB, le même que celui du Linceul de Turin selon les conclusions du C.I.E.L.T2. Ces traces de sang de la Sainte Coiffe correspondraient à la zone blanche, sans traces de sang observée sur le Linceul de Turin. Cette zone comprend l’occiput, les joues, les oreilles et la naissance du cou.

Mathieu et Marc parlent, eux, du « sindona » (linceul) alors que Jean parle d’« othonia » (linge) mais dans la bible des Septante, les deux termes sont équivalents, issus de l’hébreu « jâdin », qui signifie : pièce de lin. À propos de Lazare, Jean évoque bien le « soudarion » (Jn,11,44)qui ferme la bouche du mort, et pour Jésus (Jn,20,7) « le soudarion qui était sur sa tête », identifiable donc comme le linge « distinctement enroulé à part » du « sindon » les longueurs de drap de lin ayant enveloppé le corps.

Champollion le Jeune a confirmé après l’avoir examinée en 1844 que sa forme est bien antique et orientale et que le crêpe de lin est caractéristique d’une facture des premiers siècles de notre ère.

Le voyage de la Sainte Coiffe, de la Palestine à Cahors.

C’est au début du IXe siècle que l’empereur Charlemagne aurait reçu ce linge des mains du calife Haroun al Rachid. Il l’aurait confié à Aymat de Cahors. Une autre version historique suggère que c’est l’impératrice Irène qui en aurait fait don à Charlemagne. Quoi qu’il en soit, en 1110, la relique aurait été rapportée par Géraud de Cardaillac à Cahors avant qu’en 1119, le pape Calixte II ne consacre l’autel de sa conservation, en la cathédrale de Cahors. Cette venue de Calixte II à Cahors est mal documentée, et, en l’état actuel des recherches, elle est incertaine, mais vraisemblable.

Ce n’est qu’en 1484 qu’un premier reliquaire est fabriqué : il enchâssait un globe d’argent dans lequel était placée la Coiffe. Le reliquaire fut disposé dans la « chapelle profonde » au sud de la cathédrale, consacrée par Antoine d’Alaman la même année. Un siècle plus tard, le sac des Huguenots envoie la relique dans un ruisseau, d’où l’extrait une mendiante à qui elle est rachetée pour quatre mesures de froment.

Une nouvelle châsse est fabriquée en 15853 et Marc-Antoine Dominicy publie en 1640 la première étude sur la relique « De sudario capitis Christi », accompagnée d’une planche gravée, en réponse à un historien qui l’avait déclarée fausse.

Alors que la peste atteint Cahors en 1652, Alain de Solminhiac4 ordonne que la Sainte Coiffe soit portée en procession.

En 1696 est édifié dans la Chapelle de la Sainte Coiffe un nouveau retable conçu selon les prescriptions du Concile de Trente par Gervais Drouet de Toulouse, élève du Bernin.

La Coiffe traverse la Révolution sans dommages, ayant été cachée en 1791 par un évêque constitutionnel, Monseigneur d’Anglars.

1899 voit la publication de la « Notice sur le Saint Suaire de la tête de Notre Seigneur », et la confection du reliquaire actuel en bronze doré, qui fut placé dans la chapelle Saint Gausbert de la cathédrale de Cahors. Une ostension du haut de la chaire y eut lieu jusqu’en 1960 à chaque Pentecôte ainsi que lors des ordinations sacerdotales. Les processions se poursuivirent jusqu’en 1940.

L’ostension de 2019 renoue donc avec la vénération publique, en proposant avec force et solennité la méditation de la Passion et du mystère sacré qui entoure toutes ces reliques.

Article publié dans la revue Una Voce n°326 de Mars – Avril 2020

  1. Les tachrichim sont un ensemble de vêtements funéraires pour l’ensevelissement des corps et comprennent le linceul(« sindona »), le suaire(« soudarion ») et la coiffe (« othonia »).
  2. le C.I.EL.T., Centre d’études internationales sur le linceul de Turin, a été fondé en 1989 par John Jackson, le Dr Mera, et le Pr Lejeune, en réaction aux conclusions du groupe de travail qui, ayant examiné un fragment du Linceul, l’avait daté du XIVe siècle. Son conseiller théologique actuel est le prieur général de l’ICRSP.
  3. le meuble renfermant la châsse détruite en 1580 se trouve toujours à la garde de la Maison des marquis de Braquilanges au château de Cénevières (Lot). Ce même château conserve dans la chapelle castrale une partie de la table d’autel dite consacrée par Calixte II. Voir l’article d’Isabelle Rooryck, conservateur en chef honoraire du patrimoine sur https://www.lerougeetlenoir.org/contemplation/les-contemplatives/une-relique-insigne-du-christ-au-tombeau-la-sainte-coiffe-de-la-cathedrale-saint-etienne-de-cahors
  4. Alain de Solminhiac, comte de Cahors et prince, fut évêque de Cahors de 1636 à 1659.

Damien de Molokaï, l’Apôtre des lépreux

En cette période de confinement, il est bon de se souvenir du confinement radical imposé au XIXe siècle à des malades victimes d’une endémie dans un contexte de non-accès aux soins, et d’absence de traitement efficace. Le travail et le dévouement d’un missionnaire belge changèrent le sort de nombreux malades de la lèpre. Un « héros » comme on le dit de nos jours à propos des soignants ? Oui, un héros et surtout, un saint.

La lèpre, maladie et malédiction

Maladie infectieuse chronique appelée aussi « maladie de Hansen », du nom du scientifique norvégien qui découvrit la bactérie, la lèpre n’affecte que les personnes susceptibles (environ 5 % de la population) mais n’est guérissable que depuis la découverte des sulfones au milieu du XXe siècle. Il reste environ dix millions de cas dans le monde. Au XIXe siècle, on pensait que la lèpre était une maladie héréditaire qui affectait surtout les populations indigènes sous les Tropiques et il était d’usage d’attribuer la contagion à la promiscuité et aux mœurs dissolues : contagion du corps et contagion de l’âme entraînaient un statut de proscrit, les déformations physiques (visage et membres) suffisant à faire fuir tout contact. La réalité est probablement une déficience du système immunitaire, mais les indigènes atteints considéraient cette ségrégation comme un complot des Blancs et rechignaient à suivre les traitements proposés par les Occidentaux.

Joseph de Veuster

Né à Trémolo (Flandre) en 1840, entré à vingt ans dans la branche belge de la congrégation de Picpus, Joseph de Veuster a peu de goût pour l’étude et n’est pas attiré par la vie moderne, mais par les pays d’ermites et de martyrs. Très admiratif de son frère Pamphile également prêtre, à ses yeux plus intellectuel et plus raffiné que lui, il se sentit appelé lorsque Pamphile, destiné à partir à Hawaii, attrapa le typhus et fut interdit de voyage. Joseph partit en 1864 à sa place pour Honolulu où il fut ordonné prêtre dans la cathédrale Notre Dame de la Paix et prit le nom de Damien, du nom du saint patron des pharmaciensv. Il obtint une paroisse étendue qu’il sillonnait à dos de mulet avec un autel portatif sur la « Grande île », la plus étendue de l’archipel.
Volontaire pour s’occuper de la colonie de lépreux de l’île de Molokaï, il y arriva en 1873 accompagné de trois autres volontaires censés se rendre à Molokaï à tour de rôle par quinzaine. A Molokaï, l’absence de soins et de toute infrastructure dans une nature splendide mais sauvage, condamnaient les lépreux de la colonie à une mort plus ou moins lente.
Damien, lui, ne quitta plus Molokaï et, allant au-delà de son apostolat de prêtre des malades et des mourants, s’improvisa infirmier, charpentier, organisateur d’activités et créateur d’infrastructures de santé et d’éducation. Il construisit pour commencer des logements, car les exilés n’avaient aucun abri sous ce climat tropical humide d’une île « sous le vent », puis une église, un hôpital de fortune et le premier orphelinat de garçons. Il choisit pour cette première implantation la baie de Kalaupapa, réputée d’un climat plus sec, aux abords d’une côte moins accidentée.

Le « lazaret » de KALAUPAPA

Molokaï est une des huit îles habitées de l’archipel des Iles Hawaii, à 4.000 kms à l’Ouest de la côte Ouest d’Amérique du Nord, sous le Tropique du Cancer.

James Cook est le premier Européen connu pour avoir accosté en 1778 aux îles baptisées « Sandwich » en référence au comte de Sandwich qui était à bord du HMS Resolution de l’expédition. Toutefois, c’est Jean -François de Galaup, comte de La Pérouse, qui fut en 1786 le premier Européen à accoster sur l’île de Maui, très proche de Molokaï, que Cook avait négligée lors de son passage.

Comme la centaine d’îles qui composent cet archipel, Molokaï est d’origine volcanique. Ses falaises abruptes et ses vallées encaissées la rendent à la fois splendide et inhospitalière. C’est là qu’en 1865 une colonie de lépreux fut envoyée par les autorités d’Hawai’i afin de les isoler complètement : il semblait que ce fût le seul moyen de lutter contre un mal à l’époque endémique qui mobilisait la moitié des dépenses de santé. Molokaï était ainsi une prison naturelle censée être auto-suffisante grâce aux cultures de la riche vallée du Waikolu, ce qu’elle ne fut jamais. Elle comptait environ quatre cents lépreux et était ainsi en piteux état, installée dans des huttes de fortune, sans aide, sans contrôle sanitaire ni administratif, lorsque le Père Damien arriva sur l’île en 1873.

Dans un univers hostile…

Hawaii est à l’époque une monarchie indigène, dirigée par le roi Lunalilo auquel succéda en 1874 le roi David Kalakaua1. Un nombre croissant de Blancs américains a pris la direction des affaires (plantations de canne à sucre, de café et d’ananas et exploitation de bois exotiques) et finance par ses impôts une ruineuse politique de santé consacrée pour moitié à la lèpre. La majorité d’entre eux est protestante, pour l’essentiel des Evangélistes de Nouvelle Angleterre, mais aussi des descendants des premiers missionnaires congrégationnistes arrivés de Boston en 1820. Les protestants gênés par le charisme du Père Damien enverront ensuite un représentant de leur communauté, indigène et lépreux lui-même, car Damien n’avait pas la permission de faire un va-et-vient entre Molokaï et les autres îles, de peur de la contagion.

La vie à Molokaï : Damien, l’athlète de Dieu au lazaret de KALAUPAPA

Les années passées à Molokaï ont été très éprouvantes, sur le plan tant physique que moral. La misère physiologique et la misère spirituelle étaient intenses : vermine, odeurs suffocantes, lésions affreuses … Damien rendait visite aux malades, évangélisait, célébrait la messe du dimanche aux 200 catholiques sur les 600 que comptait la colonie, et rapidement l’église fut trop petite pour les 400 catéchumènes. Damien posait aussi des tuyaux, fabriquait des cercueils, creusait des tombes, pansait les malades sans prendre de précautions particulières et pratiqua même une amputation.

Il ranima aussi la ferveur religieuse. Il réussit à former une communauté active mais ne fut considéré comme « rebelle » par sa propre hiérarchie, en plus de n’être pas aimé des protestants. Toutefois, le gouvernement d’Hawai’i ne l’a jamais vu ainsi et la sœur du roi Kalakaua, la princesse Lili’uokalani2, lui a remis la médaille royale lors d’une cérémonie où nombre de ses adversaires étaient présents.- ceux-là même qui le traitaient de « jésuite, adorateur d’idoles, bigot et fort en tête ».

Damien et ses émules

Barbara Koob, née dans la région Hesse d’Allemagne en 1838, avait deux ans quand ses parents ont émigré aux Etats Unis. Elle rejoint en 1863 la congrégation des sœurs de Saint-François de Syracuse à New York et prend le nom de Marianne. Le nom de famille avait été auparavant américanisé en « Cope ». Elle embarque pour Hawai’i avec six autres volontaires en 1883 choisies dans la congrégation à la demande du roi David Kalakaua et s’installe à Kalaupapa en 1888. Sa compétence, sa douceur mêlée d’énergie, ont été unaniment saluées et elle a conduit avec fermeté et diplomatie ses équipes d’infirmières et d’éducatrices, spécialement auprès des malades femmes et des filles, acceptant aussi à la mort de Damien de s’occuper de l’orphelinat des garçons. Décédée en 1918, elle est enterrée à Kalaupapa et a été béatifiée en 2005.

Joseph Dutton, arrivé en 1886 alors que Damien présentait les premiers symptômes de la lèpre, l’aida à poursuivre l’installation des orphelinats et poursuivit son œuvre pendant 44 ans. C’est lui qui vit la création d’un hôpital de recherche, abandonné en 1913 car les malades rechignaient à suivre les traitements proposés ou à se présenter aux consultations.

« Seule l’âme compte » : La maladie et la fin terrestre

Damien pensait que Dieu le protégerait de la lèpre, et ce fut le cas pendant dix ans. Malade, il poursuivit néanmoins sans relâche son apostolat et ses activités auprès des lépreux. Il se résigna à ne jamais plus quitter l’île, le regrettant surtout parce qu’il ne pouvait plus dès lors aller trouver un confesseur. « Plus de visite possible » avait déclaré sa hiérarchie, et il avait fait vœu d’obéissance. Il savait qu’il ne reverrait jamais sa famille et perdit même progressivement l’usage de sa langue maternelle. « Seule l’âme compte » répétait-il. Les lépreux avaient besoin qu’on les touche, il les touchait. Et il ne voulait pas guérir de sa maladie, vue comme « le chemin le plus court pour aller au paradis ».

La nouvelle de sa maladie circula vite et à Londres et en Belgique. Son frère Pamphile alimenta les journaux de nouvelles grâce à la correspondance échangée par les deux frères, relayé par le Révérend Chapman, qui leva des fonds et accusa dans la presse le gouvernement d’Hawaii de ne pas dépenser assez pour la lutter contre la maladie. Il est vrai qu’elle continuait de progresser, et qu’une fois guéris, de nombreux lépreux préféraient rester vivre sur l’ïle de Molokaï même s’ils étaient guéris et libres de quitter l’île. Des indigènes non lépreux se portèrent même volontaires pour y vivre. L’ancien décret du roi Kamehameha V ordonnant l’isolement (et de fait, la déportation) des lépreux d’Hawai’i à Molokaï ne fut d’ailleurs abrogé qu’en 1969.

Damien qui avait souhaité mourir à Pâques retourna vers le Père pendant la Semaine Sainte d’avril 1889. Le « Times » de Londres fit paraître un article élogieux sur « l’un des plus nobles héros chrétiens », ce qui lui valut une réponse agressive du Révérend Charles Hyde, d’Honolulu, accusant Damien d’avoir attrapé la lèpre et la syphilis par imprudence. Le Révérend Hyde qui s’était soigneusement tenu à l ’écart de Molokaï y avait fait une seule visite en 1885, dont il avait retenu que la dépravation qui régnait sur l’île était plus contagieuse encore que la lèpre, et que celle-ci était liée à la syphilis. Il avait trouvé Damien « sale »  et excluait qu’un homme sale pût être un saint … Hyde fut démenti, entre autres par le Dr Arning, médecin d’Hawai’i qui a approfondi l’étude de la lèpre, et par l’écrivain écossais R.L. Stevenson, qui accusa Hyde de calomnie et loua la vie et l’œuvre du Père Damien.

Son corps fut ramené en Belgique en 1936, et inhumé à la chapelle des Pères du Sacré Cœur de Louvain, où une crypte lui fut édifiée en 1961.

Ce n’est qu’en 1977 que Paul VI a pu déclarer Damien « vénérable ». En 1983, trente-trois mille lépreux signèrent une pétition pour sa béatification, qui exigeait un miracle. Le roi Baudoin de Belgique, Mère Teresa et des centaines d’évêques plaidèrent aussi cette cause au Vatican. Les deux miracles reconnus (le premier, en 1895 et le second, seulement en 2000) ont permis la béatification prononcée par Benoît XVI à St Pierre de Rome le 11 octobre 2009.

Damien reste une figure majeure très honorée dans tout l’archipel, et sa statue trône, bien en évidence, devant le palais gouvernemental d’Honolulu, ainsi qu’à la rotonde du Capitole de Washington, aux côtés du roi Kamehameha 1er,premier roi de l’archipel après avoir réalisé son unification. Raoul Follereau beaucoup plus connu dans la lutte contre la lèpre à la fin du XXème siècle, a dit tout ce qu’il devait à l’exemple du Saint des Tropiques.

Article publié dans la revue Una Voce n°327 de Mai – Juin 2020

  1. Fasciné par la royauté française, il se fit construire un somptueux palais à Honolulu sur le modèle des demeures royales, et signait ses documents officiels « Kalakaua Rex ». Il se fit sacrer avec son épouse Kapiolani en 1883.
  2. Elle fut la dernière reine d’Hawaii (1891-1893), où la première République fut proclamée en 1898. Les Etats Unis annexèrent l’archipel en 1900.Hawai’i est devenu le 50ème Etat américain en 1959.

Rocamadour : l’Orgue sur la falaise

Le jeune titulaire de l’orgue de Rocamadour, Emmeran Rolin, a mis son talent et son énergie au service de la musique sacrée et d’une liturgie solennelle et habitée au cœur de ce sanctuaire, mais aussi lieu touristique, qui voit affluer plus d’un million et demi de visiteurs par an.

Quelle a été votre formation ?

Natif de Cahors, j’ai suivi après un Bac scientifique des études musicales de piano et orgue à Montauban auprès de Marc Chiron, dont je suis devenu en 2002 le remplaçant puis le co-titulaire sur l’orgue de la cathédrale.

Donc, une entrée très jeune en scène ?

Oui, j’avais quinze ans. J’ai joué pendant dix ans cet orgue baroque en noyer de 1675 de HEW, aménagé et restauré par Cavaillé en 1776, puis en 2000 par l’atelier Quoirin.

Parallèlement, -vous poursuivez des études musicales approfondies.

J’ai obtenu mon diplôme du Conservatoire de Saint Maur des Fossés dans la classe d’Eric Lebrun. Je préparais à la même époque la licence de musicologie à l’Université Jean Jaurès de Toulouse et un « Master 2 » en « Gestion des entreprises culturelles », que j’ai terminé à la Sorbonne en 2010. J’ai suivi de 2010 à 2013 l’enseignement du Pôle supérieur de musique de Toulouse pour me perfectionner en piano et en orgue ,et obtenu le Diplôme national supérieur professionnel de musicien en 2013.

Qui ont été vos maîtres ?

Michel Chapuis, Thierry Escaich, et bien sûr « ceux de Notre Dame », Philippe Lefevre, Olivier Latry, Yves Castagnet et Johann Vexo.

Et vous êtes entré dans la vie professionnelle…

J’étais toujours co-titulaire à Montauban et j’ai commencé à travailler dans l’élaboration de projets artistiques et culturels : d’abord auprès de Joël Suhubiette et de son ensemble « Les Eléments », puis à la « Fabrique «  de Toulouse, une salle de concert de l’Université. J’ai surtout organisé un festival de musique à Montauban, autour de l’orgue, qui a connu trois saisons.

Et puis vient le changement de cap, Rocamadour…

J’ai démissionné de ma charge d’organiste à Montauban en 2012 et j’envisageais de m’installer en Angleterre pour y explorer de nouveaux projets musicaux. C’est à ce moment qu’un jeune compositeur encore étudiant en Master ,Christopher Gibert, m’a proposé de travailler avec lui à Rocamadour. En 2013, l’orgue de Rocamadour a été inauguré d’être construit et le recteur de l’époque, en charge du sanctuaire, souhaitait développer la présence de la musique sacrée à Rocamadour, autour de cet instrument : à la fois dans la liturgie mais également en favorisant l’organisation de concerts.

J’ai alors abandonné mon projet d’expatriation en Angleterre pour me consacrer exclusivement à l’organisation de la neuvième édition du festival de musique sacrée de Rocamadour, qui s’est tenue en 2014.

Cinq ans plus tard, le festival a pris de l’ampleur

En effet. nous proposons depuis six ans trois semaines d’activité musicale intense sur le site du sanctuaire entre le 5 et le 26 août : musique instrumentale, et académie musicale de chant sacré, d’une durée d’une semaine, ouverte à tous. L’académie propose un programme de polyphonie et de chant grégorien ,avec des ateliers dédiés à ces deux catégories. Les stagiaires chantent la liturgie grégorienne « abrégée » (Kyriale uniquement) à la messe quotidienne du matin, et chantent également les Vêpres à la crypte à 17 h. Deux heures sont consacrées chaque jour à la technique et aux fondamentaux du chant grégorien selon la méthode de Solesmes. L’académie se produit en concert le dimanche de fin de stage1.

Qu’avez-vous programmé pour l’année 2019 ?
Que se passe t’il à Rocamadour le reste de l’année ?

Nous avons constitué un chœur, « La Sportelle2 » pour pouvoir proposer des concerts de musique sacrée partout en France et des formations de musique vocale. Les choristes qui se sont engagés pour chanter dans ce chœur viennent de toute la France pour se former à raison de deux week-ends par mois. Le chœur se produira pour la première fois au festival cette année avec un programme de Saint Saëns pour voix, violon ,harpe et orgue. Ce chœur travaille la musique polyphonique et le chant grégorien.

Un projet d’enregistrement ?

Oui, le projet concerne Bach, mais aussi les musiciens liés à Rocamadour. Nous voulons raconter l’histoire musicale de Rocamadour et nous essayons d’y intéresser des partenaires et mécènes pour cette première édition.

D’une façon générale, notre mission se développera autour de la promotion de l’art sacré, dans l’esprit de Sacrosanctum concilium et de l’allocution du pape François du 14 février 2019, et de la musique en particulier, en ce qu’elle sert le culte pour les croyants, et se veut aussi une culture pour tous les autres.

Article publié dans la revue Una Voce n°324 de Novembre – Décembre 2019

  1. Inscriptions, programme du festival sur le site www.rocamadourfestival.com
  2. La « sportelle » est l’insigne, à l’origine en plomb moulé, que les pèlerins de Rocamadour cousaient sur leur vêtement, à titre de « laissez passer » spirituel. Il représente le sceau du monastère avec la Vierge à l’Enfant trônant dans une mandorle, un sceptre fleurdelisé dans la main droite et l’Enfant Jésus sur le genou gauche. Cette représentation est différente de la statue de la Vierge noire de Rocamadour présente dans la chapelle de la basilique Saint Sauveur.