Josquin des Prés (1440-1521), le dernier maestro médiéval et premier Renaissant

Représentatif de la musique « franco-flamande » du XVIe siècle, Josquinus Pratensis opéra avec talent la transition entre la musique médiévale et la musique Renaissance. Né en Picardie, il y a aussi passé les vingt dernières années de sa vie, après avoir marqué de sa présence et d’une production prolifique les cours princières d’Italie, la cour royale d’Espagne et la cour des Pays Bas.

L’époque charnière : l’entrée de l’Europe en « Renaissance »

La deuxième moitié du XVe siècle voit la fin de la guerre de Cent ans, l’émergence de nouveaux empires occidentaux, la pression des Ottomans parvenant jusque Vienne, la naissance de l’imprimerie et les grandes découvertes qui sortent l’Europe de son égocentrisme culturel tout en permettant une plus grande diffusion des idées. L’essor des ports des Flandres et d’Espagne en vue de recevoir les importations du Nouveau Monde, contribua grandement à la prospérité économique de l’Europe du Nord.

La jeunesse en Picardie et la période italienne

Josse, dit Josquin1, est né au bord de la source de l’Escaut -au bord « des prés »- et a étudié dans une école de Saint Quentin (Oise) la rhétorique, le latin, le plain-chant et la musique polyphonique. Sans certitude que Josquin ait pu être l’élève de Guillaume Dufay qui exerçait à Cambrai toute proche, ni de Johannes Ockeghem, Maître de Chapelle et de chant du Roi (sous Charles VII, Louis XI et Charles VIII), il est probable que sa maîtrise, à l’âge de dix-sept ans, du chant et de la composition musicale ait été vite remarquée et l’ait rapidement lié au mouvement de départ des meilleurs artistes en Italie. Gilles Binchois, Guillaume Dufay, Heinrich Isaac, Loyset Compère, furent aussi attirés par la prodigalité des princes et du Vatican, qui leur donnait la certitude de trouver du matériel musical à la hauteur de leurs talents, et des revenus en conséquence.

À la Cour des Sforza

C’est à la cour de Francesco Sforza, duc de Milan, que Josquin arriva en 1459. Sa présence y est attestée comme « Biscantor »à la cathédrale de Milan, puis à la chapelle ducale en 1472. Il y fut probablement chanteur, chef de chœur doté de vingt-deux chanteurs,compositeur et copiste2 : une période très épanouissante et très féconde, qui se termine brutalement par l’assassinat du fils de Francesco, Galeazzo Maria, qui lui avait succédé. Ce personnage dissolu et cruel était un grand amateur d’art ainsi que son épouse Bonne de Savoie.

Josquin des Prés entra au service d’Asciano Sforza, un oncle du jeune duc encore mineur appelé à succéder à son père Galeazzo, et les suivit partout en Italie , avec un long séjour à Florence récemment embellie par Michelozzo, Donatello et Brunelleschi. La bibliothèque de Florence conserve ainsi de nombreuses pièces authentiques de Josquin de Prés. Rome avec le chœur de trente-deux choristes de la Chapelle Sixtine fut aussi un lieu propice à l’expression de sa créativité.

À la Cour du Duc d’Este et en Espagne

Josquin est approché en 1503 par un « chasseur de compositeurs » tels que le Duc de Ferrare, Ercole d’Este, en voulait à sa Cour, pour « faire de la bonne musique ». En concurrence avec Isaac, il est choisi et rejoint Ferrare où il compose en reconnaissance à son bienfaiteur, la célèbre Missa Hercules Dux Ferrariae.

Philippe le BEAU, fils de Maximilien d’Autriche, frère de Marguerite d’Autriche,et époux de Jeanne la Folle par laquelle il hérita du trône d’Espagne, pria le Duc d’Este de lui « prêter » Josquin. Il se rendit ainsi à Barcelone, Madrid, Tolède et Ségovie. Au cours de son passage en France sur la route d’Espagne, ses musiciens et choristes interprétèrent le resté célèbre « Canon pour six chœurs et à 4 voix3 Quia habitat in adjutoris ».

Cette période brillante à Ferrare prit brutalement fin avec l’épidémie de peste qui emporta en 1504 Ercole et son fils Alphonse, et incite Josquin à fuir la ville.

« Vivre entre ses parents le reste de son âge »4 grâce à la protection de Marguerite d’Autriche

Josquin revint au pays de France et put se faire accorder la prévôté de Condé, proche de son village natal en Picardie, et également le canonicat de Saint Gudule de Bruxelles où il ne fut que peu présent -contrairement à Condé où il finira sa vie. Il dut ces libéralités à Marguerite d’Autriche, fille de Maximilien d’Autriche et procurateur général de son neveu Charles Quint durant sa minorité. Répudiée par Charles VII, puis deux fois veuve (de Don Juan d’Espagne puis du duc de Savoie)elle fut nommée par son père gouverneur des Pays Bas et s’établit à Malines en Flandres où elle s’entoura d’une cour d’artistes et de lettrés5.

L’apogée d’une œuvre prolifique et variée

C’est à Condé-sur-l’Escaut que Josquin des Prés composa ses dernières messes, les plus abouties : De beatae Virgine à 4/5 voix, Pange lingua à 4 voix (1515), et Sine nomine à 4 voix. Dix sept messes sont authentifiées comme signées de Josquin de Prés.

Josquin a composé également une centaine de motets. Avec « Illibita Dei Vigo nutrix »,il inaugura sa technique d’opposition de duos de voix à des sections pleines, tout en se délectant à en composer le texte en acrostiche de son nom. Les motets de Josquin des Prés sont considérés par les musicologues comme le matériau de base de grands compositeurs de musique religieuse du XVIe siècle : Lassus, Palestrina, Victoria, Byrd, et Gabrieli. Ils ont aussi été reconvertis en lieder ou chorals pour l’Eglise réformée (tel le choral « Aus tiefer Not schreie ich zu Dir » directement issu de « Petre, tu pastor omnium »). Une fois n’est pas coutume, nous citerons ce que disait Martin Luther de la musique de Josquin des Prés :

« Les compositeurs font des notes ce qu’ils peuvent, Josquin, lui, en fait ce qu’il veut. »

Quant à ses chansons, au nombre d’environ quatre-vingts, elles sont si soignées qu’elles sont aussi bien représentatives de l’art combinatoire de Josquin des Prés, destiné à satisfaire tant le monde courtois et intellectuel que le monde ecclésiastique. « Mille regretz », « J’ay bien cause de me lamenter », « Adieu mes amours », « Douleur me bat » ont sophistiqué et magnifié des mélodies plutôt populaires, qui ont ainsi gagné leurs lettres de noblesse et leur permanence.

L’écriture musicale de Josquin des Prés : la maturité de l’Ars nova

À l’époque de Josquin des Prés, l’écriture musicale, bien que se réclamant de l’Ars nova6

était encore assez rudimentaire. L’usage de la portée était généralisé, mais les barres de mesure n’existaient pas. Les différentes parties vocales étaient écrites séparément, l’une après l’autre. Les diverses voix ne se trouveront groupées sur la même portée que plus tard.

L’art du contrepoint s’était développé avec Guillaume de Machaut et Landino. L’écriture canonique était un exercice de style novateur, auquel les musiciens du XVe siècle s’adonnaient avec un plaisir de théoriciens, à la recherche de formes compliquées (tels les « canons à l’écrevisse », arrangement musical de type palindrome) d’où était exclue toute concordance avec le texte poétique lui-même. C’est Josquin des Prés qui fit évoluer la composition musicale, fort de ses années passées dans les cours italiennes. Il a rapidement pris ses distances avec la formulation hermétique et la rythmique répétitive et c’est une élégance mélodique et poétique qui marquera ses compositions de la maturité, fixant une esthétique musicale créative, mais plus conforme à l’Ars nova auquel se flattaient de se référer les princes et dignitaires ecclésiastiques.

Le respect du caractère sacré de la messe, le culte de la Vierge, ne poussaient pas le fervent catholique Josquin à l’exubérance qui s’emparera des compositeurs de la Contre-réforme au XVIIe,mais au contraire le fit développer « une musique emplie de respectueuse et mystique intériorité » selon Jean Roset.

La postérité de Josquin Des Prés

Nous laissons ici la parole à son passionné biographe Jean ROSET :

« Le dernier des grands compositeurs médiévaux, le premier de tous donne la main par-delà le XVIe siècle largement entamé, à de grands compositeurs à venir.

Par sa maîtrise du canon, il donne la main à Bach le fugueur, par la sûreté de sa mélodie, il donne la main au divin Mozart, par les trouvailles bouleversantes de son Ave maria, il donne la main aux romantiques Chopin, Schuman, et même ses silences seront exploités par les modernes du XXe siècle.

En somme, non content de dominer l’art de son époque, il a définitivement mis sur rails toute la musique européenne de l’ère moderne. »

Article publié dans la revue Una Voce n°330 de Janvier – Février 2021

  1. Diminutif de Josse, prénom d’origine celte (en flamand Joos, en anglais Joyce). C’est par Saint Josse, ermite breton du VIIe siècle, qui séjourna toutefois à Rome ,que Josse s’est latinisé en Jodocus ou Josquinus.
  2. L’impression de musique ne commence qu’au début du XVIe avec les publications de l’imprimeur vénitien Petrucci en 1501, qui fut le premier à éditer les motets de Josquin entre 1502 et 1514.
  3. Ce qui n’en fait pas un canon à vingt-quatre voix comme on l’a vu parfois écrit !
  4. Joachim du Bellay « Les regrets » 1558
  5. Le Comté de Bourgogne étant revenu à son père Maximilien lors du quatrième traité d’Arras (1482), Marguerite encouragea aussi une production artistique de haute qualité en Bourgogne (Eglise de Brou et tombeaux, Très riches Heures du Duc de Berry…).
  6. Par opposition à l’Ars antiqua en vigueur aux XIIe et XIIIe siècles