Damien de Molokaï, l’Apôtre des lépreux

En cette période de confinement, il est bon de se souvenir du confinement radical imposé au XIXe siècle à des malades victimes d’une endémie dans un contexte de non-accès aux soins, et d’absence de traitement efficace. Le travail et le dévouement d’un missionnaire belge changèrent le sort de nombreux malades de la lèpre. Un « héros » comme on le dit de nos jours à propos des soignants ? Oui, un héros et surtout, un saint.

La lèpre, maladie et malédiction

Maladie infectieuse chronique appelée aussi « maladie de Hansen », du nom du scientifique norvégien qui découvrit la bactérie, la lèpre n’affecte que les personnes susceptibles (environ 5 % de la population) mais n’est guérissable que depuis la découverte des sulfones au milieu du XXe siècle. Il reste environ dix millions de cas dans le monde. Au XIXe siècle, on pensait que la lèpre était une maladie héréditaire qui affectait surtout les populations indigènes sous les Tropiques et il était d’usage d’attribuer la contagion à la promiscuité et aux mœurs dissolues : contagion du corps et contagion de l’âme entraînaient un statut de proscrit, les déformations physiques (visage et membres) suffisant à faire fuir tout contact. La réalité est probablement une déficience du système immunitaire, mais les indigènes atteints considéraient cette ségrégation comme un complot des Blancs et rechignaient à suivre les traitements proposés par les Occidentaux.

Joseph de Veuster

Né à Trémolo (Flandre) en 1840, entré à vingt ans dans la branche belge de la congrégation de Picpus, Joseph de Veuster a peu de goût pour l’étude et n’est pas attiré par la vie moderne, mais par les pays d’ermites et de martyrs. Très admiratif de son frère Pamphile également prêtre, à ses yeux plus intellectuel et plus raffiné que lui, il se sentit appelé lorsque Pamphile, destiné à partir à Hawaii, attrapa le typhus et fut interdit de voyage. Joseph partit en 1864 à sa place pour Honolulu où il fut ordonné prêtre dans la cathédrale Notre Dame de la Paix et prit le nom de Damien, du nom du saint patron des pharmaciensv. Il obtint une paroisse étendue qu’il sillonnait à dos de mulet avec un autel portatif sur la « Grande île », la plus étendue de l’archipel.
Volontaire pour s’occuper de la colonie de lépreux de l’île de Molokaï, il y arriva en 1873 accompagné de trois autres volontaires censés se rendre à Molokaï à tour de rôle par quinzaine. A Molokaï, l’absence de soins et de toute infrastructure dans une nature splendide mais sauvage, condamnaient les lépreux de la colonie à une mort plus ou moins lente.
Damien, lui, ne quitta plus Molokaï et, allant au-delà de son apostolat de prêtre des malades et des mourants, s’improvisa infirmier, charpentier, organisateur d’activités et créateur d’infrastructures de santé et d’éducation. Il construisit pour commencer des logements, car les exilés n’avaient aucun abri sous ce climat tropical humide d’une île « sous le vent », puis une église, un hôpital de fortune et le premier orphelinat de garçons. Il choisit pour cette première implantation la baie de Kalaupapa, réputée d’un climat plus sec, aux abords d’une côte moins accidentée.

Le « lazaret » de KALAUPAPA

Molokaï est une des huit îles habitées de l’archipel des Iles Hawaii, à 4.000 kms à l’Ouest de la côte Ouest d’Amérique du Nord, sous le Tropique du Cancer.

James Cook est le premier Européen connu pour avoir accosté en 1778 aux îles baptisées « Sandwich » en référence au comte de Sandwich qui était à bord du HMS Resolution de l’expédition. Toutefois, c’est Jean -François de Galaup, comte de La Pérouse, qui fut en 1786 le premier Européen à accoster sur l’île de Maui, très proche de Molokaï, que Cook avait négligée lors de son passage.

Comme la centaine d’îles qui composent cet archipel, Molokaï est d’origine volcanique. Ses falaises abruptes et ses vallées encaissées la rendent à la fois splendide et inhospitalière. C’est là qu’en 1865 une colonie de lépreux fut envoyée par les autorités d’Hawai’i afin de les isoler complètement : il semblait que ce fût le seul moyen de lutter contre un mal à l’époque endémique qui mobilisait la moitié des dépenses de santé. Molokaï était ainsi une prison naturelle censée être auto-suffisante grâce aux cultures de la riche vallée du Waikolu, ce qu’elle ne fut jamais. Elle comptait environ quatre cents lépreux et était ainsi en piteux état, installée dans des huttes de fortune, sans aide, sans contrôle sanitaire ni administratif, lorsque le Père Damien arriva sur l’île en 1873.

Dans un univers hostile…

Hawaii est à l’époque une monarchie indigène, dirigée par le roi Lunalilo auquel succéda en 1874 le roi David Kalakaua1. Un nombre croissant de Blancs américains a pris la direction des affaires (plantations de canne à sucre, de café et d’ananas et exploitation de bois exotiques) et finance par ses impôts une ruineuse politique de santé consacrée pour moitié à la lèpre. La majorité d’entre eux est protestante, pour l’essentiel des Evangélistes de Nouvelle Angleterre, mais aussi des descendants des premiers missionnaires congrégationnistes arrivés de Boston en 1820. Les protestants gênés par le charisme du Père Damien enverront ensuite un représentant de leur communauté, indigène et lépreux lui-même, car Damien n’avait pas la permission de faire un va-et-vient entre Molokaï et les autres îles, de peur de la contagion.

La vie à Molokaï : Damien, l’athlète de Dieu au lazaret de KALAUPAPA

Les années passées à Molokaï ont été très éprouvantes, sur le plan tant physique que moral. La misère physiologique et la misère spirituelle étaient intenses : vermine, odeurs suffocantes, lésions affreuses … Damien rendait visite aux malades, évangélisait, célébrait la messe du dimanche aux 200 catholiques sur les 600 que comptait la colonie, et rapidement l’église fut trop petite pour les 400 catéchumènes. Damien posait aussi des tuyaux, fabriquait des cercueils, creusait des tombes, pansait les malades sans prendre de précautions particulières et pratiqua même une amputation.

Il ranima aussi la ferveur religieuse. Il réussit à former une communauté active mais ne fut considéré comme « rebelle » par sa propre hiérarchie, en plus de n’être pas aimé des protestants. Toutefois, le gouvernement d’Hawai’i ne l’a jamais vu ainsi et la sœur du roi Kalakaua, la princesse Lili’uokalani2, lui a remis la médaille royale lors d’une cérémonie où nombre de ses adversaires étaient présents.- ceux-là même qui le traitaient de « jésuite, adorateur d’idoles, bigot et fort en tête ».

Damien et ses émules

Barbara Koob, née dans la région Hesse d’Allemagne en 1838, avait deux ans quand ses parents ont émigré aux Etats Unis. Elle rejoint en 1863 la congrégation des sœurs de Saint-François de Syracuse à New York et prend le nom de Marianne. Le nom de famille avait été auparavant américanisé en « Cope ». Elle embarque pour Hawai’i avec six autres volontaires en 1883 choisies dans la congrégation à la demande du roi David Kalakaua et s’installe à Kalaupapa en 1888. Sa compétence, sa douceur mêlée d’énergie, ont été unaniment saluées et elle a conduit avec fermeté et diplomatie ses équipes d’infirmières et d’éducatrices, spécialement auprès des malades femmes et des filles, acceptant aussi à la mort de Damien de s’occuper de l’orphelinat des garçons. Décédée en 1918, elle est enterrée à Kalaupapa et a été béatifiée en 2005.

Joseph Dutton, arrivé en 1886 alors que Damien présentait les premiers symptômes de la lèpre, l’aida à poursuivre l’installation des orphelinats et poursuivit son œuvre pendant 44 ans. C’est lui qui vit la création d’un hôpital de recherche, abandonné en 1913 car les malades rechignaient à suivre les traitements proposés ou à se présenter aux consultations.

« Seule l’âme compte » : La maladie et la fin terrestre

Damien pensait que Dieu le protégerait de la lèpre, et ce fut le cas pendant dix ans. Malade, il poursuivit néanmoins sans relâche son apostolat et ses activités auprès des lépreux. Il se résigna à ne jamais plus quitter l’île, le regrettant surtout parce qu’il ne pouvait plus dès lors aller trouver un confesseur. « Plus de visite possible » avait déclaré sa hiérarchie, et il avait fait vœu d’obéissance. Il savait qu’il ne reverrait jamais sa famille et perdit même progressivement l’usage de sa langue maternelle. « Seule l’âme compte » répétait-il. Les lépreux avaient besoin qu’on les touche, il les touchait. Et il ne voulait pas guérir de sa maladie, vue comme « le chemin le plus court pour aller au paradis ».

La nouvelle de sa maladie circula vite et à Londres et en Belgique. Son frère Pamphile alimenta les journaux de nouvelles grâce à la correspondance échangée par les deux frères, relayé par le Révérend Chapman, qui leva des fonds et accusa dans la presse le gouvernement d’Hawaii de ne pas dépenser assez pour la lutter contre la maladie. Il est vrai qu’elle continuait de progresser, et qu’une fois guéris, de nombreux lépreux préféraient rester vivre sur l’ïle de Molokaï même s’ils étaient guéris et libres de quitter l’île. Des indigènes non lépreux se portèrent même volontaires pour y vivre. L’ancien décret du roi Kamehameha V ordonnant l’isolement (et de fait, la déportation) des lépreux d’Hawai’i à Molokaï ne fut d’ailleurs abrogé qu’en 1969.

Damien qui avait souhaité mourir à Pâques retourna vers le Père pendant la Semaine Sainte d’avril 1889. Le « Times » de Londres fit paraître un article élogieux sur « l’un des plus nobles héros chrétiens », ce qui lui valut une réponse agressive du Révérend Charles Hyde, d’Honolulu, accusant Damien d’avoir attrapé la lèpre et la syphilis par imprudence. Le Révérend Hyde qui s’était soigneusement tenu à l ’écart de Molokaï y avait fait une seule visite en 1885, dont il avait retenu que la dépravation qui régnait sur l’île était plus contagieuse encore que la lèpre, et que celle-ci était liée à la syphilis. Il avait trouvé Damien « sale »  et excluait qu’un homme sale pût être un saint … Hyde fut démenti, entre autres par le Dr Arning, médecin d’Hawai’i qui a approfondi l’étude de la lèpre, et par l’écrivain écossais R.L. Stevenson, qui accusa Hyde de calomnie et loua la vie et l’œuvre du Père Damien.

Son corps fut ramené en Belgique en 1936, et inhumé à la chapelle des Pères du Sacré Cœur de Louvain, où une crypte lui fut édifiée en 1961.

Ce n’est qu’en 1977 que Paul VI a pu déclarer Damien « vénérable ». En 1983, trente-trois mille lépreux signèrent une pétition pour sa béatification, qui exigeait un miracle. Le roi Baudoin de Belgique, Mère Teresa et des centaines d’évêques plaidèrent aussi cette cause au Vatican. Les deux miracles reconnus (le premier, en 1895 et le second, seulement en 2000) ont permis la béatification prononcée par Benoît XVI à St Pierre de Rome le 11 octobre 2009.

Damien reste une figure majeure très honorée dans tout l’archipel, et sa statue trône, bien en évidence, devant le palais gouvernemental d’Honolulu, ainsi qu’à la rotonde du Capitole de Washington, aux côtés du roi Kamehameha 1er,premier roi de l’archipel après avoir réalisé son unification. Raoul Follereau beaucoup plus connu dans la lutte contre la lèpre à la fin du XXème siècle, a dit tout ce qu’il devait à l’exemple du Saint des Tropiques.

Article publié dans la revue Una Voce n°327 de Mai – Juin 2020

  1. Fasciné par la royauté française, il se fit construire un somptueux palais à Honolulu sur le modèle des demeures royales, et signait ses documents officiels « Kalakaua Rex ». Il se fit sacrer avec son épouse Kapiolani en 1883.
  2. Elle fut la dernière reine d’Hawaii (1891-1893), où la première République fut proclamée en 1898. Les Etats Unis annexèrent l’archipel en 1900.Hawai’i est devenu le 50ème Etat américain en 1959.