« Paris ? L’air y est peu calme, les gens peu rassurants, la politique envahissante »
Jean Paulhan à Valery Larbaud, octobre 1934
Jean Paulhan à Valery Larbaud, octobre 1934
Un auteur à succès couronné de prix a commis un petit opus, une nouvelle un peu longue, un roman un peu court « inspiré d’une histoire vraie », ce qui ne manque pas d’attirer les foules.
Mais cet opus est ennuyeux. On se traîne dans de faux événements, une narration convenue, des états d’âme mal exposés.
Et l’écriture ne sauve rien. Une phrase au hasard : « il possédait de longs cils qui ombraient ses pupilles ». Mon institutrice (pardon, ma professeure des écoles) de CM2 m’aurait reprise sur cette formulation et je vois presque dans la marge son commentaire en rouge « phrase lourde ». En plus d’être lourd, c’est ridicule : il possédait des cils ? Il ne les avait pas en location longue durée, il ne les avait pas empruntés le matin, personne ne les lui avait prêtés, il les possédait, ouf !
Ma professeure des écoles m’aurait demandé de réécrire. Nous serions probablement tombées d’accord sur la formulation sobre mais non moins frappante : « de longs cils ombraient ses pupilles ». Mais peut-être fallait-il faire de la ligne, de la phrase, du texte à tout prix, avec le dictionnaire des synonymes sous la main ?
Relisons ÉLISÉE RECLUS pour nous consoler !
Dans une passionnante exposition sur l’invention et le développement de l’imprimerie en Europe à la fin du XVe siècle et au XVIe, visible actuellement à la Bibliothèque Nationale de France à Paris (site « Mitterrand »), sont relatées les interrogations de l’humaniste et imprimeur Henri Estienne. (« Artis typographicae querimonia », 1569)
« Si donc une troupe d’ignorans fait un mauvais usage de mes caractères, de mes papiers, de mes presses et de tous les instruments de mon art, aura-t’on droit pour cela de m’appeler moi-même en jugement ? Devrai-je être réputé complice de gens que je ne me cache pas de haïr plus qu’on ne hait le chien enragé et le serpent venimeux ? »
L’interrogation est bien d’actualité en 2023 : il faut savoir quelle est la finalité de l’outil avant de s’émerveiller ou s’affoler sur son usage. Certaines entreprises ont bien compris le danger « d’offrir des données à Microsoft et Google ayant bien plus de valeur que le service rendu » (Lucie Roquebain, « Les Echos », Mai 2023). et s’orientent vers une exploitation de l’intelligence artificielle « pour développer leur propre verticale, en gardant la maîtrise de leurs contenus ».
Henri Estienne l’avait bien compris, humaniste lui-même, qui s’entoura de confrères lettrés, d’érudits, afin de ne pas publier n’importe quoi, au motif que c’était publiable.
Il ne faut plus l’appeler ainsi ! L’humeur, c’est complexe : aux connexions de l’esprit et du corps, il y en a quatre principales (le sang, la lymphe, la bile jaune et la bile noire) dont la circulation dans le corps suit des réseaux vulnérables et dont l’équilibre influe sur l’état d’esprit et peut créer des maladies. Gare à l’humeur noire (que la médecine grecque a qualifiée en mélancolie, du grec « mélanos » : noir, et « cholè » : humeur) du lundi ! Trop compliqué, de nos jours, il faut parler et s’occuper du « ressenti ».
Le « ressenti » est à l’humeur ce que la « température « ressentie » est au thermomètre : le triomphe de la subjectivité. Mon humeur, ma bataille, filons vite chez le coach émotionnel qui va permettre au « ressenti » d’advenir au langage, de s’exprimer, de se collecter (comme la « mauvaise humeur » se collecte dans un abcès) et d’être brandie comme le drapeau du moi malmené par l’environnement extérieur, matériel et social. Ce lundi, il fait froid, gris, et nos humeurs gèlent, ce mardi, des gens de mauvaise humeur manifestent… ce mercredi, nous ferons du rattrapage scolaire si nous pouvons.. et ne voyons pas au-delà : l’humeur est très volatile, très changeante, car du ressenti que peut-on faire ? Se questionner comme Socrate et comme invitent à le faire les bons coachs : cette humeur, qu’est-ce qu’elle me fait ? et qu’est-ce que j’en fais ?
La rentrée est sans pitié pour les hommes… « il y a les femmes avec qui l’on sort, et celles avec qui l’on rentre » disait ce grand connaisseur de Sacha Guitry. Avec quelle femme sortir, avec quelle femme rentrer, de nos jours ? Reconstruites (mais de travers) au prix de la déconstruction du mâle honni, elles ne donnent envie, ni de sortir, ni de rentrer. Que de tragédies mentales se cachent sous, par exemple, la contestation du barbecue (autour duquel on a passé de si bons moments cet été, de belles pièces de viande parfaitement cuites sous la surveillance d’un mâle, bien sûr, car lui sait manier le feu depuis la préhistoire). Très sexy, de plus, l’homme occupé au barbecue. Mais ces dames en voudraient-elles ? Dans ma jeunesse, on disait de nos profs à l’humeur maussade « elle a ses ragnana ». Voilà, elles ont leurs ragnagna tout le temps. Vivement la ménopause. Quoique…
Nous, nous aimons les hommes. Nous aimons Faulkner, le mâle occidental blanc colonialiste qui a écrit : « Les femmes sont merveilleuses. Elles peuvent tout supporter parce qu’elles sont assez sages pour savoir tout ce qu’on doit faire devant le chagrin ou les ennuis, c’est simplement les traverser et en ressortir de l’autre côté ». Et tout autant l’anonyme poète de la Renaissance (celle du XVe siècle, la vraie, pas la frelatée de 2022) et son amour courtois :
O qu’heureux seraient mes esprits,
Qui de son amour sont épris,
D’avoir sa grâce où je me fonde,
Je l’aimerai seule en ce monde
Vous pouvez juger à son œil,
Qu’autre n’a de beauté pareille,
Honneur et sagesse profonde,
Je l’aimerai seule en ce monde
Heureux celui qu’elle aimera,
Car bien vanter il se pourra,
D’être à Diane amie seconde,
Je l’aimerai seule en ce monde
L’amour courtois est au ruisseau, c’est la faute à…
À l’Assemblée nationale, on avait eu droit au déshabillage (de Coralie Duflos, épinglée pour ses dépenses de sous-vêtements de luxe, en note de frais « de représentation » sans doute).
Au moins, Coralie sauvait l’industrie du vêtement européen. Et Valérie Pécresse les coiffeurs qui n’ont plus de clients au vu de l’apparence de certains députés. Purs produits de la modernité apaisée, dans laquelle on se moque de son apparence parce qu’apparaître en uniforme bobo ou de « cité » (qui souvent est le même) semble suffire.
Les grands noms de la mode péniblement « responsable » et « vertueuse » dessinée en Europe et fabriquée en Asie n’ont pas de souci à se faire : une partie de l’Assemblée porte leurs tee-shirts mal coupés en coton ouzbek et leurs tennis fabriqués par des Ouigours.Sus à la cravate, accessoire bourgeois réservé au mâle cisgenre de plus de quarante ans nostalgiques des heures les plus sombres de notre histoire. Sus à la chemise que certains SDF italiens portent si bien, blanche, les manches soigneusement roulées sur les avant-bras quand il fait trop chaud. Sus au tailleur symbole de l’oppression de la femme au travail, et ne parlons pas de la robe.
On sourit aux vestes rose fuchsia d’Élisabeth Borne : au moins, elle fait travailler la mode française. Elle est habillée ! (Ôtez moi d’un doute : elle est habiller ?)
Et tous les autres, les rebelles, les révolutionnaires avec juste une culotte de chez Primark ? Qu’ils aillent se rhabiller ! (Ou : se rhabillé ? ôtez moi d’un doute !)
Feindre est le propre du poète
Car il feint si complètement
Qu’il en arrive à feindre qu’est douleur
La douleur qu’il ressent vraiment
Ceux qui lisent ses écrits
Ressentent sous la douleur lue
Non pas les deux qu’il a connues,
Mais bien la seule qu’ils n’ont pas.
Ainsi, sur ses rails circulaires
Tourne, captivant la raison
Ce tout petit train à ressorts
Qui a reçu le nom de cœur
Fernando PESSOA
Les livreurs en ville : de braves jeunes gens souvent noirs qui pédalent, qui pédalent en chantant toute la journée sous la pluie, la chaleur ou le froid, et se dépêchent, prennent des risques pour tenir la cadence imposée par leur employeur et pour ne pas se faire attraper par le client…
La manucure asiatique : la cliente n’a aucun scrupule à poursuivre sa conversation ou sa réunion Zoom en ignorant totalement la jeune femme qui s’occupe de ses mains (sauf pour lui dire « ah là ce n’est pas la bonne couleur » ou « là tu me fais mal »)…
Les employés des services de propreté des grandes villes : ignorés, voyant même leur travail immédiatement saboté par le citadin qui promène son chien et laisse tout sur le trottoir ou par le client du restaurant qui jette son mégot sur la chaussée…
Les ouvriers des mobilités douces, qui vont de station en station reprendre pour les recharger les trottinettes abandonnées sans ménagement sur les trottoirs…
Mais non, ce ne sont pas des esclaves, ces gens qu’on ne regarde pas, qu’on ne voit pas, et dont on est à l’aise en réunion Zoom pour défendre les droits et améliorer les conditions de travail, sans commencer par un peu de respect pour leur personne physique et leurs tâches ingrates !
Créez votre compte : ainsi, pourra t’on vous ferrer à chaque acte de votre vie numérique : quand vous faites vos courses, quand vous les faites livrer, quand vous prenez un billet de train, quand vous réservez un billet de spectacle, de cinéma, de lieu culturel, quand vous installez une « appli » sur votre mobile.
Par exemple : un clavier de piano sur votre mobile… et vous voilà bombardé d’offres : pour en acheter un deuxième, pour prendre des cours de solfège, prendre des cours d’instrument… connectez-vous ! Changer vos rideaux ? Le même rouleau compresseur vous amène à des choix infinis de tissus, de coloris, de façon, et pour accéder à cet univers virtuel et suivre votre livraison, surtout si elle prend des semaines : connectez-vous ! Pour les baskets de votre petit dernier, reconnectez-vous sur ordre, dès qu’on vous envoie un rappel quelques semaines plus tard : il a grandi et pris deux pointures. Connectez-vous, reconnectez-vous !
Acheter en ligne est devenu une activité qui demande des stratégies, du temps, de la persévérance. Il va se créer, si ce n’est déjà fait, des start-up qui vont acheter à votre place, pour une petite commission sur vos achats : ce prestataire, vous pourrez le consulter, lui demander conseil, le sanctionner s’il fait mal son travail. Enfin, pour lui aussi, il faudra vous connecter à votre compte… afin de créer un sous-compte, un méta-compte, un para-compte, qui seront tout, sauf des contes de fée !
Sur la face de Jupiter, quelle nouvelle ! Le livre du visage, le livre du recto, le livre de front passe après1 ! En cette ère de limitation de l’enseignement des langues anciennes dans les universités américaines, va s’imposer un très simple et compréhensible mot grec qui permet de forger tant de mots : métamorphose (en est-ce une ?), métabole (Facebook se répète à l’infini), métaphore (comment dire les choses sans en avoir l’air), métabolisme (qu’est-ce qu’il ne nous a pas fait assimiler depuis sa création !) …
Nous allons donc pouvoir évoluer dans un « univers d’après » , un méta-univers, abrégé en « métaverse ». Mets ta veste, ton casque, tes lunettes de réalité virtuelle pour ne plus être seulement « multitâches », mais aussi accéder à l’ubiquité en assurant des activités dans deux univers simultanément. Changer les couches de bébé de vos deux mains (il les faut en général pour cette activité) tout en déambulant dans le magasin virtuel de puériculture de vos deux yeux rivés sur l’écran (il faut les deux yeux aussi) et en réalisant votre achat par une commande visuelle ou orale (casque, lunettes, plus le masque sanitaire, pauvre bébé !).
Vous avez aimé le couplage présentiel/distanciel ? Vous adorerez le métaverse. Polyvalent et métavalent2 vous serez !