George Desvallières

« Le peintre de l’homme de douleurs et de l’héroïsme chrétien »

C’est ainsi que le peintre Maurice Denis qualifia son ami et confrère George Desvallières avec qui il fonda les « Ateliers d’art sacré » en 1919. Surtout connu pour sa peinture aux couleurs fauves de la Grande guerre où il perdit un fils, il a porté à une forme d’incandescence la peinture à caractère religieux qui porte la marque de sa conversion vers 1905 : « J’ai cherché Dieu partout, j’ai longtemps couru après Dieu. »

Un ami médecin de son grand-père, Ernest Legouvé, auteur
dramatique connu pour son « Adrienne Lecouvreur » co-écrit avec
Eugène Scribe, avait assuré à celui-ci « je ne dis pas qu’il sera un grand peintre… mais il ne sera pas autre chose qu’un peintre », alors que George1, né en 1861 à Paris, avait quinze ans. Aussi son grand-père, ami d’artistes de son temps, lui fit-il donner des cours de peinture par Élie Delaunay (1828-1891)2 et lui permit-il d’aménager un atelier dans la maison familiale de la rue Saint-Marc, à Paris.

Les trois « périodes » inspirant la peinture de Desvallières

L’« oncle des Fauves »

À 22 ans, George Desvallières est reçu au Salon pour son « Portrait de jeune fille » et deux ans plus tard pour un « Condottiere » et entreprend la décoration de la salle à manger de la rue Saint-Marc (qui restera inachevée). L’inspiration plus religieuse de sa « Première communion » (tableau détruit), d’une « Tête de Christ » (1888), de « Sainte Marie, rose mystique », vient plutôt du désir de faire plaisir à sa pieuse mère, car il cesse de pratiquer vers l’âge de quinze ans – « je n’y comprends rien ! je n’y comprends rien ! j’étais incapable de comprendre le sacrifice ». Il se lie d’amitié avec Rouault, Matisse et surtout
Gustave Moreau. Vice-Président du Salon d’Automne en 1903, il veut mettre en valeur les talents de ses pairs refusés aux Salons traditionnels : Maurice de Vlaminck, Albert Marquet, Charles Camoin, Henri Manguin. Leur présence et leur peinture (et celle d’Henri Matisse et
de Marc Chagall) toute en teintes vives inspirent au critique Louis Vauxcelles la formule restée célèbre à propos d’un petit buste en marbre très classique : « C’est Donatello chez les fauves ! »

Alors qu’il se cherche, George Desvallières se met à arpenter les rues de Paris, de Londres « n’importe où et partout, c’est le contact avec le monde qui s’amuse, avec la vie nocturne, la pauvreté de tout ça contrastant avec la vie spirituelle, qui m’a réveillé et montré la voie.
Je me suis mis à regarder la vie, tous les spectacles m’intéressaient : le Moulin Rouge, les rues de Paris, Notre-Dame-des-Victoires, ma paroisse, où j’étais souvent dès l’ouverture des portes. (…) à chaque instant le drame humain apparaissait, on entrevoyait des mystères3 ».

La conversion (vers 1905)

Marié depuis 1890 avec Marguerite Lefebvre, George Desvallières est déjà père de famille de trois enfants – Sabine née en 18914, Richard né en 1893 qui deviendra artiste forgeron, Daniel né en 1898 qui mourra au front en 1915 – lorsqu’il entend « de façon particulièrement impérieuse : en voilà assez, tu vas réciter le Credo, à tel endroit, le front sur une pierre ». Il rapporte : « Et j’y suis allé. Je suis entré à Notre-Dame-des-Victoires, dans le premier confessionnal, par hasard. Je me disais : pourvu que ce ne soit pas ce saligaud, ce prêtre qui est si dégoûtant. C’était justement lui et il m’a fait un bien immense. » George Desvallières assure avoir été l’objet d’une grâce par une vision « du divin Enfant, venant à moi les bras tendus, porté par son père adoptif », alors que le prêtre l’avait exhorté à prier saint Joseph. Son épouse Marguerite accompagne et soutient ce retour à la foi.

Dès 1905, il expose au Salon d’Automne un « Christ » et une « Madeleine5 ».
Et c’est son « Sacré-Cœur » qui crée le trouble au Salon des Indépendants. Maurice Denis qualifie ce tableau de « pathétique comme un Grünewald »

Léon Bloy6 qui avait ressenti au Salon d’Automne « fatigue et ennui d’une peinture épouvantable » revient sur ses propos dans une lettre à George Desvallières : « J’ai reçu de votre tableau une forte commotion d’art. Certains malins pourront dire qu’ils trouvent là du Grünewald, de l’Albert Dürer, du Moreau peut-être. N’étant pas un malin, je ne sais voir que du Desvallières, c’est-à-dire rien d’autre que votre âme de chrétien palpitant, de chrétien emporté vers Jésus, précipité à Jésus qui souffre. Je n’avais pas aimé votre Christ du Salon d’Automne,
et je comprends maintenant : c’est celui-là que vous cherchiez. Vous avez fait ce que personne, aujourd’hui, ne saurait faire : un Sacré-Cœur à pleurer et à trembler. (…) le Cœur de Jésus avait besoin d’un peintre, et aucun peintre ne se présentait. »

George Desvallières peint alors avec ferveur « Notre-Seigneur Jésus-Christ flagellé », le « Christ à la Colonne » (acheté par Maurice Denis), l’ « Annonciation » (collection particulière), le « Bon larron »
(musée de Tokyo), la « Fuite en Égypte », la « Sainte Famille » (collection Rouché), le « Sacré-Cœur de la famille » dont deux
personnages ont les traits de sa mère et de sa sœur Sabine dans les années 1910-1914, « L’hommage à la Bienheureuse Jeanne d’Arc », réalisé après un vœu fait en famille pour la guérison obtenue de
son cinquième enfant, Monique, âgée de trois ans (Musée du Luxembourg) et le « Confessionnal » en 1919, allusion sans détours au confessionnal de Notre-Dame-des-Victoires (Musée de Boulogne-Billancourt). Il fait en 1926 sa profession de foi de tertiaire dominicain,
récitant chaque jour le Petit Office de la Vierge, pour lequel il compose une suite d’illustrations en 1947. Il intervient aussi pour la décoration du pavillon pontifical de l’Exposition universelle de 1937.

La Première Guerre mondiale

Engagé en 1915, à cinquante-trois ans, George Desvallières a la douleur de perdre au front son fils Daniel, âgé de dix-sept ans, et vit des heures héroïques dans les Vosges en contribuant avec le 6e BTCA à la percée décisive du Langenfeld, ce qui lui vaut la croix de guerre en 1916. C’est au cours de cette aventure nocturne en territoire ennemi qu’il se
promet de consacrer son art à Dieu s’il en réchappe. « J’ai fermé les yeux. J’ai récité un De profundis pour les pauvres gens qui mouraient. Je n’ai pas pris un croquis, sinon quelques-uns au repos. Je me disais : si j’en reviens, je ne ferai plus que des Saintes Vierges bleues et roses. Un jour, un de mes hommes m’a apporté un drapeau du Sacré-Cœur qu’il avait trouvé, en me disant : le Sacré-Cœur, c’est la victoire. Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire, mais ça m’a travaillé et, après la guerre, j’ai fait comme malgré moi Notre-Seigneur qui met son Cœur au centre d’un drapeau tricolore, au milieu de fils de fer barbelés qui le déchirent. »

Sur le front, à tous les endroits dangereux, il mettait une statue de la Sainte Vierge. Il raconte7 qu’une fois « un petit bonhomme insignifiant a porté des branchages et des fleurs pour la décorer ; les Allemands le voyaient et tiraient sur lui, on lui criait de se cacher ; et lui a très tranquillement continué jusqu’à ce qu’il ait employé tout ce qu’il avait apporté ».

Après la démobilisation, c’est à George Desvallières que sont confiés les cartons des vitraux de l’ossuaire de Douaumont. Le projet de construction d’un édifice destiné à recevoir les ossements des morts des cinquante-deux secteurs de l’ancien champ de bataille de Verdun est lancé dès 1919 et soutenu par Desvallières qui réalise à cette fin une affiche « Projet pour le monument de Douaumont », exposée au Salon des Tuileries et au Pavillon de Marsan. Les travaux commencés en 1920 sous la direction de Léon Azéma, Grand Prix de Rome, aboutissent en 1932 à l’inauguration de l’Ossuaire de Douaumont par Albert Lebrun, Président de la République.

Le chapelain de l’Ossuaire et l’évêque de Verdun, Mgr Ginisty, avaient demandé à l’artiste de fixer en images la pensée chrétienne sur la Grande guerre : pour les six vitraux de droite et de gauche, L’Ascension et la mort du soldat, L’entrée de Jeanne d’Arc à Orléans, Le Calvaire, La rencontre de Notre-Seigneur avec Véronique, et deux autres sujets de son choix, que Desvallières choisira de réaliser plus proches de sa vie de commandant sur le front. La Rédemption et L’Ascension seront traités en tryptiques. Le maître-verrier des Ateliers d’Art sacré, Jean Hébert-Stevens, réalisera quatorze des vitraux et son jeune collaborateur, Alain Rinuy, les vitraux de la crypte (triptyque de la Vierge et des Saints et Saintes de France). Ces vitraux furent tous financés par les familles de soldats tués au front dont Desvallières s’est efforcé de reproduire les traits et portent des dédicaces personnalisées.
Les huit petits vitraux du chœur devaient être des ornements plutôt que des figures. La chapelle ainsi entièrement décorée est inaugurée en 1927.

Les “Ateliers d’art sacré”

C’est en 1919 que George Desvallières fonde avec Maurice Denis les “Ateliers d’art sacré”. Auparavant, il avait rejoint en 1910, aux côtés du même et de Paul-Hippolyte Flandrin la « Société de Saint-Jean » dont il souhaita faire évoluer les buts : « Façonner des artistes qui sachent parler à l’indifférent qui passe, comme nos ancêtres savaient parler à leurs contemporains dans les histoires sacrées qu’ils leur contaient tout au long des murailles de la cathédrale. Mais la foi n’existe plus, me dit-on. Soyons assurés surtout que l’intelligence est basse. (…) il nous faut créer une mentalité qui fasse jaillir la foi. Nous ne saurions y atteindre que par le développement parallèle de notre intelligence de chrétien et de notre science d’artiste, les cours de plastique se complétant de cours de science religieuse. Dieu nous demande un effort pour se montrer à nous. Cette école française, placée sous la protection de Notre-Dame, veut donner aux artistes l’occasion de faire cet effort. À Dieu de faire le reste8. »
À la veille de la Première Guerre mondiale, il persiste et signe : « Une ambiance de beauté, de noblesse, même si l’on n’est pas apte à la comprendre, laisse le champ libre à l’âme pour s’élever à Dieu. » « La peinture religieuse ne peut exister qu’en s’appuyant sur la nature, en arrachant au corps humain, à la figure humaine, sa ressemblance avec Dieu. »

Rien ne rapprochait au départ George Desvallières et Maurice Denis dont le premier contact fut peu cordial. D’origine sociale très différente, ils sont réunis par une commande commune, celle de Jacques Rouché, directeur de l’Opéra de Paris, pour son hôtel particulier rue d’Offémont. Auparavant, Denis avait qualifié le panneau décoratif Aeternum transvertere exposé par Desvallières à la Société nationale des Beaux-Arts de « triste romantisme9 ». Le critique d’art et cousin de Desvallières, Roger Vallery-Radot, a bien résumé leur complémentarité : « À l’un a été donné la grâce de chanter les Mystères joyeux, à l’autre les mystères douloureux10. » Leur programme, en fondant les Ateliers, était bien de « faire se rencontrer les réalités de la vie religieuse et celles de l’art », de porter par les œuvres « à l’homme moderne qui se cherche, équipé de si effroyables moyens de jouir et de souffrir, de s’accomplir et de se détruire, un supplément d’âme. Nous l’avons, ce supplément d’âme, c’est notre foi, ce sont les dons de l’Esprit, les Béatitudes ! ».
Cette démarche audacieuse trouvera des adeptes dans une mouvance d’artistes, de verriers et de mosaïstes de l’époque et intéressera le clergé. La revue L’Art sacré fondée en 1935 rendra compte durant plusieurs décennies des débats autour de la notion même d’« art sacré ».
Desvallières tient bon : « Je comprends très bien que ma peinture puisse déplaire. Sa place serait peut-être dans une chapelle, de côté, où elle attirerait le visiteur et lui prêcherait à sa façon », ajoutant plus tard avec humilité : « Des gens nous ont dit à Denis et à moi que nous allions être condamnés par Rome. Cela m’a bien étonné. Mais si c’était arrivé, cela nous aurait seulement appris que nous nous trompions et nous nous serions inclinés tout simplement8. »

Les églises

« Je voudrais qu’on fasse quelque part, dans un endroit très fréquenté de Paris, près de théâtres, de music-halls, de bars, une église qui serait décorée tout autour par un grand chemin de Croix en vitraux. La nuit, on l’éclairerait du dedans. Il faut provoquer la rencontre des gens au plus fort de leur noce, dans leurs moments de dépression, de dégoût, avec Notre-Seigneur souffrant11. »
George Desvallières s’est donc efforcé de mettre ses convictions et son art au service de créations tout au long de sa vie : les églises de Sainte-Barbe de Wittenheim en Alsace (Chemin de Croix) en 1930, Saint-Jean de Pawtucket (Rhode Island, États-Unis) en 1926 avec un format 4 x 5m, la chapelle de la Cité du Souvenir à Paris en 1931, la cathédrale d’Arras (Nativité et Résurrection) en 1939-1942, l’église de Seine-Port (« In memoriam », 1916), Verneuil-sur-Avre ( Le drapeau du Sacré-Cœur, 1918, et l’église du Saint-Esprit à Paris (1934-1936).
Jacques Rouché rencontré peu de temps après leur démobilisation lui commanda la décoration de la chapelle de son château de Saint-Privat (Gard), dont un des panneaux, transporté aux États-Unis et exposé en 1923 au Carnegie Institute de Pittsburgh (Pennsylvanie) fut qualifié par le New York Times de « la plus saisissante des toiles françaises, qui fait que les autres semblent très loin de l’âme de l’art ».

Claude-Roger Marx résume de cette formule pertinente l’empreinte décisive qu’a laissée George Desvallières dans la peinture religieuse : « Son génie a consisté à faire coïncider le conflit du provisoire et de l’éternel avec le conflit pictural12. » Desvallières lui-même a bien précisé ce qui guidait son pinceau : « Si peu que l’esprit s’élève vraiment vers le sacré, toute l’âme s’apaise et fait silence. Les disputes d’aujourd’hui à propos du sacré attestent d’un désarroi profane des esprits. »

Article publié dans la revue Una Voce n°336 de Mars – Avril 2022

  1. « George » écrit sans « s » en référence aux origines écossaises de sa mère.
  2. Disciple d’Ingres, Prix de Rome en 1856, auteur de décors à l’Opéra de Paris, à l’Hôtel de ville de Paris, au Conseil d’État et au Panthéon.
  3. Cité par Pie Régamey « Desvallières au Saulchoir », 1933. Desvallières, tertiaire dominicain, avait été invité au Saulchoir en mars 1933 pour la fête de saint Thomas d’Aquin, et il y donna une conférence, rapportée par Pie Régamey.
  4. Elle prit le voile au couvent des Clarisses de Mazamet en 1926 mais, atteinte de tuberculose, décéda en 1935.
  5. Ces tableaux se trouvent actuellement au musée Ohara de Kurashiki (Japon).
  6. George Desvallières qui le fréquenta ensuite disait à son sujet : « Il n’entendait absolument rien à l’art. Ce qu’il y avait de beau en lui, c’était sa foi, son sens très fort de ce que doit être un chrétien. »
  7. Albert Garreau « George Desvallières », Les Amis de Saint François, 1942.
  8. Pie Régamey, op.cit.
  9. Desvallières lui-même le jugeait « assez médiocre d’ailleurs ».
  10. Roger Vallery-Radot, « George Desvallières, peintre de l’Incarnation » in La revue des jeunes, 1928.
  11. Françoise Caussé, Les artistes, l’art et la religion en France : les débats suscités par la revue « L’Art sacré », thèse de doctorat Bordeaux III, 1999.
  12. Claude-Roger Marx, « Hommage à Desvallières » in L’Art Sacré, n° 29, mai 1938.