Les Sacromonti du Piémont

Une catéchèse à ciel ouvert au XVIème siècle

Les Sacromonti (« Monts sacrés ») de l’Italie du Nord sont des sanctuaires composés de chapelles et petits édifices dont la riche décoration de statues de terre cuite et de fresques racontent l’Evangile et la vie des saints. Destinés à édifier une population analphabète, à mettre en scène de façon réaliste la figure rédemptrice du Christ et de la Vierge Marie, ils sont nés de la volonté de moines-voyageurs, de groupes de familles nobles du Piémont et de Lombardie, de corporations. Leur réalisation a fait appel aux meilleurs artistes de l’époque, restés discrets, et aux artisans locaux tout aussi discrets qui ont élaboré portes et grilles en bois et en fer.

En plus de leur signification symbolique et spirituelle, qui leur a valu l’inscription au patrimoine mondial de l’Unesco en 2003, ils possèdent des qualités de beauté et d’agrément résultant de la construction en zone boisée dans un environnement naturel de collines, de forêts et de lacs. Ces zones sont elles-mêmes classées au titre de la protection du cadre naturel par la région Piémont.

Partant de l’arc des Alpes occidentales, ces neuf Sacromonti ont été érigés dans une zone comprise entre, au Nord, la frontière suisse (Domodossola) et les lacs de Varese, de Côme et d’Orta (Varallo, Ossuccio, Orta San Giulia, Ghiffa, Varese) et au Sud les villes de Milan et Turin (Belmonte di Valperga, Oropa, Serralunga di Crea).

Un modèle artistique singulier

Le modèle artistique qui prévaut s’appuie sur une certaine dramatisation qui domine la piété du Moyen Age et de la Renaissance, que l’on retrouve par exemple dans la Pietà de Monestiès (Tarn) commandée par Louis d’Amboise, évêque d’Albi, en 1490, ou celle de l’enclos paroissial de saint Herbot (Finistère) en calcaire polychrome.

La volonté de représenter de façon réaliste les scènes majeures de l’Evangile, à destination des fidèles et des pèlerins, est manifeste et de nombreux personnages ont été sculptés en terre cuite d’après modèles, tandis que le parcours entre les différentes chapelles utilisait le relief naturel : grottes, anfractuosités de rochers, montées plus ou moins abruptes. Malgré une production importante, les principaux sculpteurs : Pietro Giuseppe Auregio, Gaudenzio Ferrari, les frères D’Enrico, Dionisio Bussola, Agostino Silva, et les peintres, les frères Galliari, Carlo Nuvolone, Stefano Maria Legnani, ont laissé une faible empreinte à la postérité.

L’évangélisation en pleine nature

Les sites choisis ont en commun leur caractère sauvage, et la pré-existence d’un sanctuaire ancien – le plus souvent un sanctuaire marial – voire d’un temple romain. La première tentative de faire correspondre la topographie des lieux avec les lieux saints, comme ce fut le cas à Varallo, fut abandonnée au profit d’une architecture et d’une statuaire narratives selon la chronologie de l’Evangile.

C’est à Varallo que le moine franciscain Bernardino Caimi, de retour de Jérusalem en 1478 après avoir exercé la charge de gardien du Saint Sépulcre, eut l’idée de reproduire les lieux saints de Palestine afin de permettre aux fidèles d’effectuer sur place le pèlerinage considéré comme une étape importante du processus de recueillement, de prière et de méditation sur la vie du Christ. Il a probablement obtenu le soutien du duc de Milan Ludovic le More : celui-ci pouvait être intéressé par un projet favorisant l’afflux de pèlerins et une pacification sociale, ainsi qu’un meilleur contrôle politique d’une région pauvre mais soumise à l’influence de la Savoie voisine. Dans la foulée, la noblesse locale apporta sa contribution, et l’accord du pape Innocent VIII fut donné en 1486.

Varallo, « la nouvelle Jérusalem »

Les quarante-cinq chapelles de Varallo abritent neuf cents statues et quatre cents peintures ou fresques, et le sculpteur Gaudenzio Ferrari inspira ses collègues contemporains pour d’autres Sacromonti. À 600 m d’altitude, en province de Valsesia et proche du lac d’Orta, c’est le plus ancien et le plus important des Sacromonti. La « nouvelle Jérusalem » devait être la reproduction exacte des sites lointains de la tradition chrétienne, à l’usage de tous ceux qui ne s’y rendraient jamais. La mise en scène volontairement réaliste, visait à impliquer le croyant dans le spectacle. Voyageant à Varallo en 1608, le peintre Frederico Zuccari1 a pu écrire dans son ouvrage « Passage par l’Italie » : “ La vision des chapelles fait, d’ordinaire, pleurer les femmes, tandis que la vision de l’Enfer dans les souterrains du château de Cardellona figuré sous la fresque du Paradis de Crea, est tellement effrayante que les femmes et les enfants craignent de s’en approcher “.

Orta, « L’Alter Christus »

Dédié à St François d’Assise, le Sacromonte d’Orta est situé dans un cadre naturel splendide, au bord du lac d’Orta, à l’aplomb de la petite île de San Giulia d’Orta. Vingt chapelles présentent, en fresques et groupes de personnages en terre cuite, les principaux épisodes de la vie de St François d’Assise.

Varese, « la Via sacra du Rosaire »

Le sanctuaire aurait existé dès le IVème siècle, élevé sous Saint Ambroise en action de grâces pour la victoire sur les Ariens. Quatorze chapelles présentent la vie de la Vierge, dont la Crucifixion qui comporte cinquante statues.

Belmonte, un lieu de miracles ?

Le culte marial était en vigueur à Belmonte dès le début de l’an mille, initié par Arduin. Gouverneur de la marche d’Ivrea, couronné Roi d’Italie puis détrôné par l’empereur Henri II en 1004, Arduin endossa l’habit monastique et fit construire ce sanctuaire à la Vierge en remerciement pour sa guérison. Une autre guérison miraculeuse mal documentée y aurait eu lieu par la suite. Sa construction débuta en 1712 et se poursuivit jusqu’en 1825. Il est consacré à la Passion du Christ.

CREA

Construit en 1589, Crea prend place également sur les lieux d’un sanctuaire marial. La suppression des ordres religieux voulue par Napoléon en 1801 a entraîné l’abandon des lieux, mais le Sacromonte fut reconstruit au XIXème siècle.

GHIFFA, DOMODOSSOLA et la « Via Crucis »

Le Sacromonte de Ghiffa comprend seulement trois chapelles dédiées à Abraham, à la Vierge, et à St Jean Baptiste, plus deux plus petites représentant la Passion du Christ.

Celui de Domodossola, situé tout au Nord du Piémont à la frontière avec la Suisse, fut fondé en 1657 par des frères capucins sur le modèle de la Via Crucis, et terminé en 1828.

OROPA

Construit sur un siècle (1620-1720) Oropa fut financé par la communauté paroissiale, la ville de Biella et le Duc de Savoie, contrairement aux autres Sacromonti. Ses vingt chapelles mettent en scène la vie de la Vierge.

Ossuccio et le Rosaire

Ossuccio serait construit sur l’emplacement d’un ancien temple dédié à Cérès. Le lieu sauvage propose un parcours bucolique entre quatorze chapelles reprenant les mystères du Rosaire.

Ainsi, les Sacromonti sont un lieu privilégié de rencontre entre fidèles catholiques et amateurs d’art. En ces temps de commémoration de la Passion du Christ, les regards intenses et les postures de tous ces personnages aperçus à travers des grilles ajourées et provoquant parfois la stupeur et toujours l’admiration, nous invitent à tourner notre regard vers l’intérieur et à méditer les mystères de la foi catholique avec la même ferveur qui a animé les créateurs de ces lieux.

Article publié dans la revue Una Voce n°321 de Mars-Avril 2019

  1. Auteur du « Lazare ressuscité » (1561) et de « l’Adoration des mages » (1564) de la chapelle San Francesco della Vigna de Venise, du plafond de la chapelle Pauline de Rome, et du fameux tableau « La calomnie » où il affuble ses accusateurs de longues oreilles d’âne, ce qui le fit bannir de Rome par le pape Grégoire XIII ;

Patrimoine chrétien de Bulgarie

Petit pays balkanique étendu du Danube aux Rhodopes du Nord au Sud, sur la rive Ouest de la mer Noire, la Bulgarie a connu à l’âge du Bronze et au premier âge du Fer une prospérité source de création artistique.

Influencée par la civilisation grecque, la région s’intègre plus tard à l’Empire romain et voit se développer des villes importantes, dont Serdica conquise au 1e siècle qui deviendra Sofia, Augusta Trajana (actuellement Stara Zagora) ou Philippopolis (actuelle Plovdiv).

A Pliska s’établit la capitale du premier royaume bulgare au IXe siècle, et c’est là que ce peuple né de la rencontre des populations thraces de la Mésie antique avec des immigrants slaves et des nomades d’origine turcomane adopte le christianisme orthodoxe, sous l’impulsion du roi Boris converti en 865. Le nom de « Bulgarie », d’origine turque, signifie « les mélangés ».

Il semble qu’une part de la population était déjà christianisée selon une légende qui attribue à un disciple de Paul de Tarse , Erm, la fondation du premier archevêché de Philippopolis et comme en témoignent les très anciennes églises de Peruhtitsa (« l’église rouge ») Saint Spa – Saint Sauveur de Golyamo Belovo, ou le monastère de Klisse Teppe à Novo Selo.

L’Edit de Serdica, précurseur de l’Edit de Milan et l’expansion du christianisme en Bulgarie

En 311 , l’empereur romain Galère, d’origine thrace1,grand persécuteur des chrétiens, avait publié l’ édit de tolérance dit «  Edit de Serdica »reconnaissant la religion chrétienne et mettant fin aux persécutions. Il l’avait fait en son nom et en celui des trois autres tétrarques Constantin, Licinius et Maximin Daïa, sans consulter ceux-ci, ce qui vaudra à l’édit de n’être officialisé qu’en 313 sous le nom d’édit de Milan ou « édit de Constantin » (considéré de fait comme le décret d’application de l’Edit de Serdica).C’est à Serdica que fut convoqué en 343le concile oecuménique de l’Eglise 343-344, considéré comme la suite du concile de Nicée de 325.

La puissance de cet Etat médiéval inquiétait Byzance, qui refusa de reconnaître l’indépendance de l’Eglise bulgare, mais le tsar Boris (rebaptisé Michel) obtint de Rome l’indépendance de cette Eglise qui élut son premier patriarche, Damian, en 870.

Dans le sillage du tsar Boris, les membres de sa Cour, de nombreux marchands , boyards et dignitaires militaires se convertirent et contribuèrent à l’édification d’églises, monastères et couvents d’une architecture et d’une décoration très raffinées. Le travail de l’or déjà très abouti dans le pays qui a produit le premier or travaillé en Europe, dès le Ve millénaire avant J.C., et la gravure de miniatures, étaient aussi très sophistiqués. L’influence de l’Empire byzantin voisin stimula la créativité et la richesse des décors.

Les monastères, foyers de l’hésychasme et avant-garde spirituelle

La vie monastique de cette époque était essentiellement consacrée à l’étude de livres liturgiques, leur copie et leur traduction. Aussi les monastères créèrent-ils des écoles où l’on enseignait la lecture, l’orthographe, la calligraphie.Ils devinrent ainsi de véritables centres littéraires et culturels, dotés des premières bibliothèques : Ecole des lettres de Preslav, Ecole d’Ohrid, au rayonnement remarquable. Les littérateurs bulgares qui ont travaillé dans les scriptoriums, tels Evtimii de Tarnovo et Théodose II se sont posés en véritables guides spirituels du peuple bulgare . Ils furent les promoteurs de l’hésychasme, enseignement mystique qui valorise l’isolement et la prière afin de s’unir à Dieu2. Ce courant fut la raison d’être du monastère de Paroria qui forma des moines de Bulgarie, Serbie et de Byzance fondateurs ensuite de nouveaux monastères.

Les monastères orthodoxes sont uniques par leur riche architecture, leurs icônes , leurs iconostases sculptées, leurs peintures murales anciennes et leurs archives et bibliothèques.

Les premiers complexes monastiques (monastères et églises) furent construits à partir de 865 : Grande basilique de Pliska, église ronde de Véliki Preslav et monastère Patleinski. Le plus grand monastère bulgare, celui de Rila, fut fondé par saint Ivan Rilski au Xème siècle, et celui de Bachkovo dans la région montagneuse des Rhodopes,en 1083.

Des monastères troglodytes furent fondés par des moines ascètes sous l’influence de l’hésychasme, pendant la période du second Etat bulgare (XIVe siècle), dans des régions montagneuses d’accès difficile et dans des grottes ou anfractuosités de rochers.

Les plus remarquables sont le monastère-ermitage de la Sainte Trinité d’Aladja doté de catacombes, à proximté de Varna, station balnéaire sur la Mer Noire, le monastère Saint Dimitar de Bassarbovo,au Nord de la Bulgarie.

L’ensemble des églises rupestres d’Ivanovo , au Nord, présente un cycle de fresques datées du début du XIVe siècle bien conservées à 38 m de hauteur à l’ aplomb d’une falaise ; il est à ce titre classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Il illustre un art byzantin abouti, avant la conquête ottomane.

Une créativité artistique toujours renaissante

Après la libération du joug byzantin et le choix de Tarnovo comme capitale du second empire bulgare (1185), commença une nouvelle étape dans le développement des monastères bulgares.

L’apogée de l’activité littéraire et artistique fut atteinte au XIVème siècle.

Mais, sous la domination ottomane à partir du XIVe siècle, la situation de l’Eglise bulgare fut très difficile. La plupart des monastères furent pillés et brûlés, les ecclésiastiques furent bannis ou massacrés. D’autres furent protégés par de bonnes relations avec le Sultan… ou leur situation inaccessible dans les montagnes.

Du XVe au XIXe siècle, la religion chrétienne resta le facteur majeur de consolidation et d’organisation de la vie des populations sous domination ottomane, en dépit de leur diversité ethnique.

Au XIXème siècle, la sculpture sur bois permit des créations très élaborées d’iconostases, de plafonds, de chaires (Ecole de Tryavna). La peinture d’icônes atteignit son apogée avec des maîtres tels Christo Dimitrov, Joan et Nicola Obrazopisov .

Une restauration patiente et talentueuse par des artistes travaillant les métaux précieux, les bois et la pierre permet aujourd’hui de perpétuer des centres spirituels : monastère de l’Assomption de Troyan, monastère de la Nativité de la Vierge de Rogène, monastère de la Transfiguration et monastère de St Nicolas Thaumaturge de Veliko Tarnovo, monastère de St Jean Théologien à Zemen,monastère de l’Assomption de Tchérépichki ,monastère de St Michel Archange à Dryanovo, monastère des Saints Kirik et Ulita d’Assenovgrad, pour ne citer que les plus importants.

Les églises

Sofia

L’église Saint Alexandre Nevski est de style néo-byzantin puisque construite après la Première guerre mondiale et consacrée en 1924.La crypte abrite une exceptionnelle collection de trois cents icônes écrites entre le IVe et le XIXe siècle. La basilique Sainte Sophie qui a donné son nom à la ville (VIe siècle), l’ église Saint Georges de la Rotonde (IVe siècle) Sainte Petka (Parascève des Balkans) du XIVe, et l’église de Boyana (XIIIe) dédiée à Saint Nicolas et Saint Pantéleimon.

présentent des peintures murales anciennes. Une église russe (Saint Nicolas) et une église catholique (Saint Joseph) complètent cet ensemble architectural chrétien de la capitale bulgare.

Plovdiv

Fondée au IVe siècle avant JC par Philippe II de Macédoine, Philippopolis était la capitale de la Thrace romaine. L’église des Saints Constantin et Hélène fut construite en 1833-1838 avec l’accord du Sultan. Sainte Nédélie (ou sainte Dimanche) présente une iconostase précieuse représentative de l’art bulgare.

Nessebar

L’antique Messembria , à la croisée de l’Orient et de l’Occident , a été fondée il y trois mille ans sur un éperon rocheux qui domine la Mer Noire. Successivement sous domination grecque, romaine, byzantine puis turque, elle intégra à la fin du XIXe siècle le royaume de Bulgarie.

C’est au Ve et VIe siècle qu’a débuté son rayonnement artistique avec la construction de deux sanctuaires de style constantinopolitain : l’immense basilique Sainte Sophie (ou « Vieille métropole ») , aujourd’hui en ruines, et la basilique de la Vierge de Miséricorde qui fut submergée par les vagues.

En 1366, la ville fut reprise aux Bulgares du second royaume bulgare par les chevaliers d’Amédée VI, comte de Savoie, ce qui lui permet d’échapper à la destruction. Offerte à l’Empire byzantin, elle verra se succéder de nombreux aristocrates byzantins exilés qui y financent des sanctuaires et des chapelles, ce qui vaut à Nessebar l’appellation de « ville aux quarante églises » :

Christ Pantocrator (XIVe) remarquable par son appareil de brique, pierre taillée et incrustations de grès vernissé, Sainte Prascovie,(XIVe),Saint Théodore(XIIIe), Saint-Michel-et-Saint-Gabriel (XIIe), Saint Etienne ( XIe), Saint Jean Aliturgetos (Saint Jean l’Incroyant) -une église probablement jamais consacrée, d’où son nom-, pour ne citer que les plus ornées.

C’est à son capital culturel ancien et ancré dans la tradition que l’on peut attribuer la capacité de résistance du peuple bulgare aux multiples invasions (Slaves, Petchénègues, Goths, Huns, Ottomans …) de cette région au carrefour de l’Orient et de l’Occident tout au long de son histoire millénaire.

Article publié dans la revue Una Voce n°319 de Novembre – Décembre 2018

  1. Auteur du « Lazare ressuscité » (1561) et de « l’Adoration des mages » (1564) de la chapelle San Francesco della Vigna de Venise, du plafond de la chapelle Pauline de Rome, et du fameux tableau « La calomnie » où il affuble ses accusateurs de longues oreilles d’âne, ce qui le fit bannir de Rome par le pape Grégoire XIII ;
  2. Auteur du « Lazare ressuscité » (1561) et de « l’Adoration des mages » (1564) de la chapelle San Francesco della Vigna de Venise, du plafond de la chapelle Pauline de Rome, et du fameux tableau « La calomnie » où il affuble ses accusateurs de longues oreilles d’âne, ce qui le fit bannir de Rome par le pape Grégoire XIII ;

Les larmes noires de la Vierge de Nagasaki

De ses orbites vides, après l’explosion de la bombe au plutonium le 9 août 1945 à 11 h 02, ont coulé des larmes noires : ses yeux de verre avaient fondu sous l’effet de la chaleur dégagée, et les radiations ont laissé des coulées noires sur ses joues. Offerte par l’Italie à la cathédrale Urakami de Nagasaki en 1930, elle avait les traits de « L’Immaculée Conception » de Murillo. Dans son ouvrage éponyme devenu une référence, Masuji Ibuse évoque la « pluie noire », la deuxième torture des victimes de brûlures dans les minutes qui suivirent le bombardement de Nagasaki. Anéantis par la soif, ces blessés avaient accueilli comme un soulagement la pluie tombant enfin sur la ville dévastée par le souffle et la chaleur (plusieurs milliers de degrés ). Mais c’était une pluie noire de cendres et de radiations , qui entraîna la mort immédiate de 74.000 personnes, des blessures graves pour autant, et des maladies invalidantes puis mortelles à terme pour les survivants.

Redécouverte dans les décombres de la cathédrale, la statue de la Vierge fut emportée par un moine du monastère trappiste d’Hokkaïdo , l’île la plus septentrionale du Japon . Ce moine,natif de Nagasaki, s’était mis en recherche de vestiges et de cadavres identifiables dans les décombres de la cathédrale dans les jours qui suivirent le bombardement et il emporta la statue qui fut gardée au monastère pendant trente ans , avant d’être confiée à l’Université de filles de Nagasaki . Elle a été rendue en 1990 à la cathédrale reconstruite,où elle est visible dans une châsse surélevée . Son regard vide et noir nous interpelle sur l’histoire tragique des catholiques au Japon.

Le Catholicisme  au Japon : du triomphe au Golgotha

Dans cette même cathédrale ,une messe pontificale au trône fut célébrée en 1949, à l’occasion du quatrième centenaire de l’arrivée du Jésuite François Xavier à Kagoshima , au sud de l’île de Kyu Shyu, la plus méridionale des quatre îles principales du Japon. Compagnon du fondateur de la Compagnie de Jésus Ignace de Loyola, Francisco Javier était parti vers cet Est inconnu depuis Macao, alors comptoir de commerce portugais et déjà terre de mission chrétienne. Il atteignit en 1550 la presqu’île d’Hirado, au Nord-Ouest de l’île, où il poursuivit son oeuvre missionnaire en menant à la conversion de nombreux daimyos: cette aristocratie militaire détenait un pouvoir important dans le Japon féodal. Par la multiplication de foyers chrétiens dans toute la société , le christianisme atteindra une apogée au début du XVIIème siècle, la population convertie se montant à près de 700.000 personnes entre 1580 et 1610. C’est d’abord au Japon que les Jésuites testèrent l’ « acculturation » pratiquée ensuite avec succès en Chine par Matteo Ricci .

Ainsi Nagasaki fut-elle fondée en 1570 par le Jésuite Cosme de Torres et le premier daimyo converti Omura Sumitada sur un site administré par un converti, Nagasaki Jinzaemon. La bourgade devint un centre de commerce avec les Portugais . Jésuites, Dominicains, Franciscains et Augustins y oeuvrèrent en évangélisateurs, tandis que le port de commerce se développait. C’est ici que fut construite la première église catholique du Japon ( Eglise de Tous les Saints) et de ce port que partit la première délégation japonaise vers l’Occident : quatre jeunes gens japonais catholiques,les Tensho boys, emmenés par le Jésuite Valignano, quittent Nagasaki en février 1582 en direction de Lisbonne et Rome ,où ils furent reçus avec les honneurs par le pape Grégoire XIII puis son successeur Sixte V. De leur séjour de huit ans en Europe,Duarte de Sande fera la synthèse en 1590 dans le document « De missione legatorum Iaponensium ad Romanam Curiam ». Les quatre jeunes gens seront ordonnés premiers Pères Jésuites japonais par Valignano à leur retour d’Europe. Ils apportèrent entre autres la presse de Gutenberg qui servit à imprimer le premier catéchisme en japonais.

Apogée religieuse et culturelle de la « Rome de l’Orient »

Apports économiques et technologiques ( armes à feu, imprimerie, techniques médicales, horlogerie..) contribuèrent à l’émergence d’une culture japonaise intégrant des influences européennes. Mais la transition politique qui mena le Japon d’un empilement de seigneuries souvent rivales à une organisation centralisée autour d’un Shôgun puissant gouvernant un état unifié – Hideyoshi qui régna de 1582 à 1598 et surtout Tokugawa (1598-1616)- fut fatale aux missionnaires et à leurs ouailles. L’Europe et l’Eglise, déjà, présentaient des défauts d’unité qui ne servirent pas la cause de cette foi nouvelle et prosélyte : Jésuites et Franciscains rivalisaient parfois dans l’œuvre missionnaire. Les Hollandais, luthériens, laissèrent entendre à Tokugawa que les Jésuites complotaient contre lui, cherchant avant tout à préserver avec lui de bonnes relations commerciales. Ils y réussirent temporairement, appuyant même de leurs vaisseaux l’écrasement de la révolte de Shimabara en 1637.

Les deux premières persécutions

La première eut lieu en 1587 , l’année de la mort d’Omura Sumitada .Hideyoshi ,inquiet du pouvoir (sur les âmes ?) des chrétiens promulgua un édit en cinq points (« The bateren expulsion order »)pour expulser les prêtres catholiques, supprimer l’administration exercée par des convertis au catholicisme sur les villages de Nagasaki, Mogi, et Urakami , et placer ces territoires sous son contrôle , en saisissant au passage tous les biens des églises. Une partie de ses sujets approuvait la mise en coupe réglée les kirishitan propageant cette foi qui heurtait les adeptes du bouddhisme zen introduit au Japon au VIIIème siècle , et ceux du shintô ou « voie des dieux » qui est aujourd’hui la religion d’Etat du Japon. Il était ,par exemple, inconcevable qu’une religion commandât d’honorer un dieu avant d’honorer ses père et mère .

En 1597, Hideyosi fit arrrêter six missionnaires européens et dix-huit chrétiens japonais à Kyoto et Osaka, les fit venir à pieds (nus) jusque Nagasaki , ce qui représente une distance de 800 kms, les exposant à la vue des passants, dont deux se joignirent à eux en chemin. Les vingt-six furent crucifiés sur la colline de Nishizaka où s’élève aujourd’hui le monument dit « des 26 martyrs du Japon » visité par Jean-Paul II en février 1981. L’avertissement aux catholiques japonais était clair. Mais ces martyrs ne firent que stimuler la foi et Hideyosi put, à raison, prendre ombrage de ce développement inexorable de l’influence chrétienne sur les institutions éducatives, les services d’aide aux personnes, la construction d’églises, de séminaires, d’imprimeries…

Aussi Tokugawa Ieyasu ,le successeur de Hideyosi et unificateur du Japon, publia-t-il en 1612 un autre édit anti-chrétien: les chrétiens furent bannis sur tout le territoire japonais, les missionnaires obligés de quitter le Japon et les chrétiens japonais forcés de se reconvertir au bouddhisme. Des moyens coercitifs furent utilisés pour détecter et décourager les convertis catholiques , dont l’ « e-fumi », cérémonie iconoclaste consistant à fouler aux pieds une image sainte ou un crucifix.

De violentes tortures furent employées, dont l’ébouillantement intermittent dans les sources chaudes du volcan Unzen ( ce qui ,en japonais, signifie « enfer ») . Le roman poignant de Endo Shûsaku « Silence » relate la quête de deux jeunes padres venus du Portugal pour affronter cette persécution du début du XVIème siècle et la véritable torture à leurs yeux , celle de l’abjuration inévitable. Le cinéaste Martin Scorsese met en scène dans son œuvre éponyme sortie en salles au début de février 2017 la quête de ces jeunes missionnaires et son échec apparent.
Les églises de Nagasaki furent détruites en 1619, les Espagnols expulsés en 1624, et les Portugais cantonnés sur une île artificielle spécialement créée dans le port de Nagasaki aux seules fins de maintenir des liens commerciaux avec l’étranger . Pendant cette deuxième persécution, cinquante-cinq catholiques furent martyrisés sur la colline de Nishizaka.

La troisième persécution

Elle fit suite à la révolte de Shimabara (1637-1638), révolte paysanne contre l’impôt dans un contexte de famine , que les catholiques furent accusés d’avoir fomentée et surtout soutenue à cause du secours qu’ils tentaient de porter à la population affamée. «  Nous vivions comme des bêtes, et eux nous regardaient comme des hommes, comme leurs égaux », écrit Endo Shusaku pour décrire l’extrême pauvreté matérielle ,mais aussi humaine, des paysans dans le Japon de l’époque. Les forces du Shogûn , aidées par l’artillerie hollandaise, massacrèrent les 27.000 personnes qui s’étaient retranchées pendant trois mois dans le château de Hara .

Cette troisième persécution signa la fin du christianisme au Japon. Les Portugais furent expulsés en 1637, et les Japonais ou les catholiques étrangers devenus citoyens japonais après leur abjuration n’eurent eux-mêmes plus le droit de sortir du pays. Le Japon se ferma totalement au monde extérieur à partir de 1640. Seuls les Chinois et les Hollandais furent autorisés à poursuivre une activité commerciale, sous stricte surveillance et sous réserve de ne mener aucune activité religieuse. En 1644 fut martyrisé le Jésuite Konishi Mancio, dernier prêtre catholique du Japon. Il suivait de quelques années son confrère Juliao Nakaura, l’un des Tensho boys. La répression dite « de Koori », entraîna encore plus de quatre cents exécutions à Omura en 1657.

Les chrétiens cachés : 1657-1856

Les persécutions cessèrent, faute de chrétiens à persécuter .Et, durant deux siècles, le christianisme sembla disparaître. Mais les chrétiens qui avaient survécu aux persécutions se cachèrent ou se prétendirent bouddhistes, et continuèrent de respecter les rituels, pratiquer l’oraison (« orasho ») , célébrer messe, baptêmes et funérailles , sans aucun prêtre pour les enseigner et leur donner les sacrements . Ils avaient désigné des sortes de « sages » pour poursuivre et encadrer dans le plus grand secret cette transmission de la foi, à l’image des Vendéens cachés dans le bocage pendant les guerres de Vendée, dont le musée des Lucs-sur-Boulogne (Vendée) met en scène la pratique clandestine de leur religion en un temps de persécution .Les musées du christianisme de Kyu Shyu présentent ainsi des collections d’objets rivalisant de créativité pour permettre l’existence et la survivance d’images et de symboles : statues de la Vierge sous l’apparence de Bouddha avec leur Enfant Jésus « amovible » au cas où il serait découvert, tiges de bambou évidées pour y cacher un objet de culte, tabernacle – miniature… Ainsi et contre toute attente, la pratique survécut-elle pendant ces deux siècles. C’est seulement en 1856 qu’un petit groupe se présenta spontanément à un père des Missions étrangères de Paris en l’église Oura de Nagasaki, demandant à voir une statue de la Vierge . Trois ans plus tôt, une flotille américaine commandée par Matthew Perry avait brisé l’isolement du Japon en débarquant à Uraga, près d’Edo (l’ancienne Tokyo) et un traité de paix avait été conclu avec les Etats Unis, qui fut ensuite étendu à l’Angleterre, à la Russie, à la France et aux Pays-Bas. Le climat était plus favorable et ce petit groupe n’était sorti de la clandestinité que dans l’espoir de bénéficier de la bienveillance d’un missionnaire français.

La quatrième persécution

La découverte des chrétiens cachés déplut profondément au Gouvernement Meiji qui, en représailles, bannit tous les habitants d’Urakami et détruisit les églises secrètes ainsi mises au jour : Saint François- Xavier, Saint Joseph, Sainte Claire et Sainte Marie … que les villageois s’empressèrent de reconstruire quelques années plus tard à mains nues, en 1873, lorsque les lois d’oppression furent abolies.
Dominicains (1904),Franciscains (1907),Jésuites (1908) et Augustins (1952) reprirent leur activité missionnaire. Des figures du catholicisme ont marqué encore le Japon au XXème siècle , dont Maximilien Kolbe ,qui établit l’Ordre des Frères mineurs en 1930 à Nagasaki, avant d’être déporté et de mourir à Auschwitz dans les conditions que l’on sait. Il faut citer aussi le Docteur Takashi Nagaï, médecin converti que le bombardement de Nagasaki rendit veuf et qui consacra sa vie à soigner les rescapés avant de décéder lui-même de leucémie en 1951.

Les catholiques au Japon, aujourd’hui

Le district de Nagasaki compte à lui seul 130 églises sur les 900 du Japon. Un chemin de pèlerinage les relie, sur 900 kms, depuis Tokyo.

Le rit extraordinaire est célébré par un prêtre japonais de l’ICRSP , trois fois par mois à Tokyo à la chapelle Saint Paul, trois fois par mois à Osaka. Un prêtre japonais vient chaque mois des Philippines pour deux célébrations à Tokyo et une à Osaka, en alternance avec un prêtre français (FSSPX) venu de Singapour. La liturgie grégorienne est chantée au cours de ces messes.

Toutefois, et sous un regard occidental, les célébrations en rite ordinaire témoignent d’un tel respect du silence et du caractère sacré des lieux (dans les églises d’Hirado, on se déchausse à l’entrée), et tout autant de ce sens aigu et profond du cérémonial que les Japonais savent appliquer spontanément à d’autres activités ( le service du thé, l’art d’apprécier les parfums), que le déroulement de ces offices évoque plus l’ambiance d’une célébration en rite extraordinaire que celle d’une « ker-messe ».

Les livres de messe présentent les principaux hymnes et psaumes , dans une version bilingue latin-japonais hirigana et japonais katakana), avec le solfège classique et non la notation en neumes. Mais des groupes de choristes se forment, pour pratiquer le chant grégorien en notation neumatique. UNA VOCE est présente au Japon.

Et c’est « Victimae paschali laudes » que l’on entend, en boucle, dans la bande sonore de la vidéo de présentation du musée de la Paix de Nagasaki.

Article publié dans la revue Una Voce n°311 de Mars – Avril 2017