Les larmes noires de la Vierge de Nagasaki

De ses orbites vides, après l’explosion de la bombe au plutonium le 9 août 1945 à 11 h 02, ont coulé des larmes noires : ses yeux de verre avaient fondu sous l’effet de la chaleur dégagée, et les radiations ont laissé des coulées noires sur ses joues. Offerte par l’Italie à la cathédrale Urakami de Nagasaki en 1930, elle avait les traits de « L’Immaculée Conception » de Murillo. Dans son ouvrage éponyme devenu une référence, Masuji Ibuse évoque la « pluie noire », la deuxième torture des victimes de brûlures dans les minutes qui suivirent le bombardement de Nagasaki. Anéantis par la soif, ces blessés avaient accueilli comme un soulagement la pluie tombant enfin sur la ville dévastée par le souffle et la chaleur (plusieurs milliers de degrés ). Mais c’était une pluie noire de cendres et de radiations , qui entraîna la mort immédiate de 74.000 personnes, des blessures graves pour autant, et des maladies invalidantes puis mortelles à terme pour les survivants.

Redécouverte dans les décombres de la cathédrale, la statue de la Vierge fut emportée par un moine du monastère trappiste d’Hokkaïdo , l’île la plus septentrionale du Japon . Ce moine,natif de Nagasaki, s’était mis en recherche de vestiges et de cadavres identifiables dans les décombres de la cathédrale dans les jours qui suivirent le bombardement et il emporta la statue qui fut gardée au monastère pendant trente ans , avant d’être confiée à l’Université de filles de Nagasaki . Elle a été rendue en 1990 à la cathédrale reconstruite,où elle est visible dans une châsse surélevée . Son regard vide et noir nous interpelle sur l’histoire tragique des catholiques au Japon.

Le Catholicisme  au Japon : du triomphe au Golgotha

Dans cette même cathédrale ,une messe pontificale au trône fut célébrée en 1949, à l’occasion du quatrième centenaire de l’arrivée du Jésuite François Xavier à Kagoshima , au sud de l’île de Kyu Shyu, la plus méridionale des quatre îles principales du Japon. Compagnon du fondateur de la Compagnie de Jésus Ignace de Loyola, Francisco Javier était parti vers cet Est inconnu depuis Macao, alors comptoir de commerce portugais et déjà terre de mission chrétienne. Il atteignit en 1550 la presqu’île d’Hirado, au Nord-Ouest de l’île, où il poursuivit son oeuvre missionnaire en menant à la conversion de nombreux daimyos: cette aristocratie militaire détenait un pouvoir important dans le Japon féodal. Par la multiplication de foyers chrétiens dans toute la société , le christianisme atteindra une apogée au début du XVIIème siècle, la population convertie se montant à près de 700.000 personnes entre 1580 et 1610. C’est d’abord au Japon que les Jésuites testèrent l’ « acculturation » pratiquée ensuite avec succès en Chine par Matteo Ricci .

Ainsi Nagasaki fut-elle fondée en 1570 par le Jésuite Cosme de Torres et le premier daimyo converti Omura Sumitada sur un site administré par un converti, Nagasaki Jinzaemon. La bourgade devint un centre de commerce avec les Portugais . Jésuites, Dominicains, Franciscains et Augustins y oeuvrèrent en évangélisateurs, tandis que le port de commerce se développait. C’est ici que fut construite la première église catholique du Japon ( Eglise de Tous les Saints) et de ce port que partit la première délégation japonaise vers l’Occident : quatre jeunes gens japonais catholiques,les Tensho boys, emmenés par le Jésuite Valignano, quittent Nagasaki en février 1582 en direction de Lisbonne et Rome ,où ils furent reçus avec les honneurs par le pape Grégoire XIII puis son successeur Sixte V. De leur séjour de huit ans en Europe,Duarte de Sande fera la synthèse en 1590 dans le document « De missione legatorum Iaponensium ad Romanam Curiam ». Les quatre jeunes gens seront ordonnés premiers Pères Jésuites japonais par Valignano à leur retour d’Europe. Ils apportèrent entre autres la presse de Gutenberg qui servit à imprimer le premier catéchisme en japonais.

Apogée religieuse et culturelle de la « Rome de l’Orient »

Apports économiques et technologiques ( armes à feu, imprimerie, techniques médicales, horlogerie..) contribuèrent à l’émergence d’une culture japonaise intégrant des influences européennes. Mais la transition politique qui mena le Japon d’un empilement de seigneuries souvent rivales à une organisation centralisée autour d’un Shôgun puissant gouvernant un état unifié – Hideyoshi qui régna de 1582 à 1598 et surtout Tokugawa (1598-1616)- fut fatale aux missionnaires et à leurs ouailles. L’Europe et l’Eglise, déjà, présentaient des défauts d’unité qui ne servirent pas la cause de cette foi nouvelle et prosélyte : Jésuites et Franciscains rivalisaient parfois dans l’œuvre missionnaire. Les Hollandais, luthériens, laissèrent entendre à Tokugawa que les Jésuites complotaient contre lui, cherchant avant tout à préserver avec lui de bonnes relations commerciales. Ils y réussirent temporairement, appuyant même de leurs vaisseaux l’écrasement de la révolte de Shimabara en 1637.

Les deux premières persécutions

La première eut lieu en 1587 , l’année de la mort d’Omura Sumitada .Hideyoshi ,inquiet du pouvoir (sur les âmes ?) des chrétiens promulgua un édit en cinq points (« The bateren expulsion order »)pour expulser les prêtres catholiques, supprimer l’administration exercée par des convertis au catholicisme sur les villages de Nagasaki, Mogi, et Urakami , et placer ces territoires sous son contrôle , en saisissant au passage tous les biens des églises. Une partie de ses sujets approuvait la mise en coupe réglée les kirishitan propageant cette foi qui heurtait les adeptes du bouddhisme zen introduit au Japon au VIIIème siècle , et ceux du shintô ou « voie des dieux » qui est aujourd’hui la religion d’Etat du Japon. Il était ,par exemple, inconcevable qu’une religion commandât d’honorer un dieu avant d’honorer ses père et mère .

En 1597, Hideyosi fit arrrêter six missionnaires européens et dix-huit chrétiens japonais à Kyoto et Osaka, les fit venir à pieds (nus) jusque Nagasaki , ce qui représente une distance de 800 kms, les exposant à la vue des passants, dont deux se joignirent à eux en chemin. Les vingt-six furent crucifiés sur la colline de Nishizaka où s’élève aujourd’hui le monument dit « des 26 martyrs du Japon » visité par Jean-Paul II en février 1981. L’avertissement aux catholiques japonais était clair. Mais ces martyrs ne firent que stimuler la foi et Hideyosi put, à raison, prendre ombrage de ce développement inexorable de l’influence chrétienne sur les institutions éducatives, les services d’aide aux personnes, la construction d’églises, de séminaires, d’imprimeries…

Aussi Tokugawa Ieyasu ,le successeur de Hideyosi et unificateur du Japon, publia-t-il en 1612 un autre édit anti-chrétien: les chrétiens furent bannis sur tout le territoire japonais, les missionnaires obligés de quitter le Japon et les chrétiens japonais forcés de se reconvertir au bouddhisme. Des moyens coercitifs furent utilisés pour détecter et décourager les convertis catholiques , dont l’ « e-fumi », cérémonie iconoclaste consistant à fouler aux pieds une image sainte ou un crucifix.

De violentes tortures furent employées, dont l’ébouillantement intermittent dans les sources chaudes du volcan Unzen ( ce qui ,en japonais, signifie « enfer ») . Le roman poignant de Endo Shûsaku « Silence » relate la quête de deux jeunes padres venus du Portugal pour affronter cette persécution du début du XVIème siècle et la véritable torture à leurs yeux , celle de l’abjuration inévitable. Le cinéaste Martin Scorsese met en scène dans son œuvre éponyme sortie en salles au début de février 2017 la quête de ces jeunes missionnaires et son échec apparent.
Les églises de Nagasaki furent détruites en 1619, les Espagnols expulsés en 1624, et les Portugais cantonnés sur une île artificielle spécialement créée dans le port de Nagasaki aux seules fins de maintenir des liens commerciaux avec l’étranger . Pendant cette deuxième persécution, cinquante-cinq catholiques furent martyrisés sur la colline de Nishizaka.

La troisième persécution

Elle fit suite à la révolte de Shimabara (1637-1638), révolte paysanne contre l’impôt dans un contexte de famine , que les catholiques furent accusés d’avoir fomentée et surtout soutenue à cause du secours qu’ils tentaient de porter à la population affamée. «  Nous vivions comme des bêtes, et eux nous regardaient comme des hommes, comme leurs égaux », écrit Endo Shusaku pour décrire l’extrême pauvreté matérielle ,mais aussi humaine, des paysans dans le Japon de l’époque. Les forces du Shogûn , aidées par l’artillerie hollandaise, massacrèrent les 27.000 personnes qui s’étaient retranchées pendant trois mois dans le château de Hara .

Cette troisième persécution signa la fin du christianisme au Japon. Les Portugais furent expulsés en 1637, et les Japonais ou les catholiques étrangers devenus citoyens japonais après leur abjuration n’eurent eux-mêmes plus le droit de sortir du pays. Le Japon se ferma totalement au monde extérieur à partir de 1640. Seuls les Chinois et les Hollandais furent autorisés à poursuivre une activité commerciale, sous stricte surveillance et sous réserve de ne mener aucune activité religieuse. En 1644 fut martyrisé le Jésuite Konishi Mancio, dernier prêtre catholique du Japon. Il suivait de quelques années son confrère Juliao Nakaura, l’un des Tensho boys. La répression dite « de Koori », entraîna encore plus de quatre cents exécutions à Omura en 1657.

Les chrétiens cachés : 1657-1856

Les persécutions cessèrent, faute de chrétiens à persécuter .Et, durant deux siècles, le christianisme sembla disparaître. Mais les chrétiens qui avaient survécu aux persécutions se cachèrent ou se prétendirent bouddhistes, et continuèrent de respecter les rituels, pratiquer l’oraison (« orasho ») , célébrer messe, baptêmes et funérailles , sans aucun prêtre pour les enseigner et leur donner les sacrements . Ils avaient désigné des sortes de « sages » pour poursuivre et encadrer dans le plus grand secret cette transmission de la foi, à l’image des Vendéens cachés dans le bocage pendant les guerres de Vendée, dont le musée des Lucs-sur-Boulogne (Vendée) met en scène la pratique clandestine de leur religion en un temps de persécution .Les musées du christianisme de Kyu Shyu présentent ainsi des collections d’objets rivalisant de créativité pour permettre l’existence et la survivance d’images et de symboles : statues de la Vierge sous l’apparence de Bouddha avec leur Enfant Jésus « amovible » au cas où il serait découvert, tiges de bambou évidées pour y cacher un objet de culte, tabernacle – miniature… Ainsi et contre toute attente, la pratique survécut-elle pendant ces deux siècles. C’est seulement en 1856 qu’un petit groupe se présenta spontanément à un père des Missions étrangères de Paris en l’église Oura de Nagasaki, demandant à voir une statue de la Vierge . Trois ans plus tôt, une flotille américaine commandée par Matthew Perry avait brisé l’isolement du Japon en débarquant à Uraga, près d’Edo (l’ancienne Tokyo) et un traité de paix avait été conclu avec les Etats Unis, qui fut ensuite étendu à l’Angleterre, à la Russie, à la France et aux Pays-Bas. Le climat était plus favorable et ce petit groupe n’était sorti de la clandestinité que dans l’espoir de bénéficier de la bienveillance d’un missionnaire français.

La quatrième persécution

La découverte des chrétiens cachés déplut profondément au Gouvernement Meiji qui, en représailles, bannit tous les habitants d’Urakami et détruisit les églises secrètes ainsi mises au jour : Saint François- Xavier, Saint Joseph, Sainte Claire et Sainte Marie … que les villageois s’empressèrent de reconstruire quelques années plus tard à mains nues, en 1873, lorsque les lois d’oppression furent abolies.
Dominicains (1904),Franciscains (1907),Jésuites (1908) et Augustins (1952) reprirent leur activité missionnaire. Des figures du catholicisme ont marqué encore le Japon au XXème siècle , dont Maximilien Kolbe ,qui établit l’Ordre des Frères mineurs en 1930 à Nagasaki, avant d’être déporté et de mourir à Auschwitz dans les conditions que l’on sait. Il faut citer aussi le Docteur Takashi Nagaï, médecin converti que le bombardement de Nagasaki rendit veuf et qui consacra sa vie à soigner les rescapés avant de décéder lui-même de leucémie en 1951.

Les catholiques au Japon, aujourd’hui

Le district de Nagasaki compte à lui seul 130 églises sur les 900 du Japon. Un chemin de pèlerinage les relie, sur 900 kms, depuis Tokyo.

Le rit extraordinaire est célébré par un prêtre japonais de l’ICRSP , trois fois par mois à Tokyo à la chapelle Saint Paul, trois fois par mois à Osaka. Un prêtre japonais vient chaque mois des Philippines pour deux célébrations à Tokyo et une à Osaka, en alternance avec un prêtre français (FSSPX) venu de Singapour. La liturgie grégorienne est chantée au cours de ces messes.

Toutefois, et sous un regard occidental, les célébrations en rite ordinaire témoignent d’un tel respect du silence et du caractère sacré des lieux (dans les églises d’Hirado, on se déchausse à l’entrée), et tout autant de ce sens aigu et profond du cérémonial que les Japonais savent appliquer spontanément à d’autres activités ( le service du thé, l’art d’apprécier les parfums), que le déroulement de ces offices évoque plus l’ambiance d’une célébration en rite extraordinaire que celle d’une « ker-messe ».

Les livres de messe présentent les principaux hymnes et psaumes , dans une version bilingue latin-japonais hirigana et japonais katakana), avec le solfège classique et non la notation en neumes. Mais des groupes de choristes se forment, pour pratiquer le chant grégorien en notation neumatique. UNA VOCE est présente au Japon.

Et c’est « Victimae paschali laudes » que l’on entend, en boucle, dans la bande sonore de la vidéo de présentation du musée de la Paix de Nagasaki.

Article publié dans la revue Una Voce n°311 de Mars – Avril 2017