Louis Bertrand (1866-1941)

Auteur prolifique, Louis Bertrand qui admirait Flaubert est tombé dans l’oubli, ou y est maintenu, à cause d’un essai controversé sur Hitler paru en 1936. Dans les cinq années qui séparent la parution de cet essai de son décès en 1941, il s’abstiendra de toute participation au débat public. Son roman « L’invasion » dont sont extraites les lignes qui suivent a été publié en 1907.

Ce qui nous intéresse ici est son écriture, son style qu’on a comparé à celui de Balzac. Mais un Balzac qui aurait décrit les usines. Ainsi que Michel Colle a peint en 1909 les hauts fourneaux de Pompey en Lorraine.

Le soleil venait de se voiler. Tout le golfe avait l’éclat pâle et frigide du mercure. Cette grande surface déserte miroitait immensément jusqu’à la courbe grisâtre des falaises, et les barques de pêche arrêtées au large se détachaient, toutes noires, comme des bassins d’ébène sur un pavé d’argent. (…) sur un épaulement de terrain qui s’avançait vers le rivage, à la façon d’un promontoire, dominée par les escarpements rocheux d’une blancheur livide, comme flottante sous un tissu de nébulosités bleuâtres, une cité fantastique avait surgi dans les profondeurs brouillées de l’atmosphère. C’était l’usine, assise au creux de cet entonnoir, parmi ses vapeurs fétides- l’usine tellement transfigurée par les illusions du couchant qu’on eût dit une vieille cité féodale, resserrée sur sa colline, avec la couronne de ses remparts, les créneaux de ses tours, les flèches de ses églises. Quand le brouillard devenait plus dense, tout se confondait, puis une confuse et monstrueuse cathédrale semblait s’ébaucher sous le ciel du Nord. Des rouges brique, des bruns ferrugineux émergeaient de la pénombre lilas et mauve, des lignes plus claires marquaient les arêtes des murs, et toutes les vitres frappées par le rayonnement solaire avaient des reflets d’incendie. Au-dessus des bâtisses indistinctes, une couche épaisse de fumées stagnait, alimentée sans cesse par les hautes cheminées jamais éteintes ; grises, blondes, rousses, jaune d’or ou couleur de prune, elles se dégorgeaient à gros bouillons, comme des cataractes artésiennes qui jaillissent à ras du sol, ou elles planaient légères, ténues et diaphanes, comme des flocons de soie blanche dans la limpidité nacrée du firmament.

« L’invasion », Louis Bertrand.