L’invasion (« Roman contemporain ») de Louis Bertrand (1866-1941)

L’« invasion » fait référence à l’immigration des Italiens venus du Piémont à Marseille à la fin du XIXe siècle . Une véritable immigration de travail puisque ces Piémontais recherchaient à s’embaucher comme ouvriers agricoles dans les vignes du Var, comme dockers sur le port de Marseille (leur spécialité étant le charbon) ou comme ouvriers dans les usines : conserveries, fonderies, usines chimiques. L’héroïne, Marguerite, était institutrice dans son village jusqu’à ce qu’elle rejoigne à Marseille son mari, chef mineur, au terme d’un périlleux voyage en mer avec ses trois enfants. Leurs espoirs, l’accueil mitigé qui leur est fait collectivement, l’accueil généreux qui leur est fait individuellement, leurs efforts d’intégration qui aboutissent, leurs amours contrariées, dans une ambiance cosmopolite et agitée de grèves, sont finement décrits.

Auteur prolifique, Louis Bertrand qui admirait Flaubert est tombé dans l’oubli, ou y est maintenu, à cause d’un essai controversé sur Hitler paru en 1936. Dans les cinq années qui séparent cette parution de son décès en 1941, il s’abstiendra de toute participation au débat public.
Ce qui nous intéresse ici est son écriture, son style qu’on a comparé à celui de Balzac.

Il y a ainsi dans ce roman écrit en 1907 de superbes descriptions de Marseille «  L’air était saturé par les émanations crapuleuses des restaurants, des cabarets, des épiceries populaires : odeur d’ail et de piment, de salaisons et de fromages, relents de marée, fétidité chaude des sueurs et des haleines.Une vapeur de lubricité semblait suinter des murs, se répandre à travers les rues et submerger toutes choses avec l’irrésistible puissance d’un élément. (…) enfin, entre les bordures des toits, on apercevait les arcades de l’hôpital, toutes pâles dans la nuit, et comme drapées d’un fantastique suaire. »

« Autour du chaland, les eaux mortes du Bassin national miroitaient comme un immense vestibule tout dallé de marbre où personne ne passait plus, et les canaux de jonction se déployaient, pareils à de grands corridors rigides et glacés. Dans le lointain, sous le bleuissement des vapeurs, glissaient les vergues d’un vaisseau-fantôme. Des clartés pâles et scintillantes comme le diamant, des feux rouges, d’autres d’un vert livide s’allumaient le long des quais et dans les mâtures des navires. Dans la ville ensevelie sous les fumées et les brumes, de soudaines aurores boréales projetées par les fourneaux des fonderies enveloppaient d’une lueur sanglante les bâtisses et les cheminées d’usines. De l’autre côté, c’étaient les houles infinies de la mer et le battement lugubre du flot contre les môles. Des cris d’hommes, des claquements de fouets, des hennissements de chevaux, une vaste rumeur indistincte semblait lutter contre l’envahissement de l’ombre.

Les ombres s’épaississaient encore. Les contours de la ville se discernaient faiblement sous une trame de fumées blanches, sous un immense linceul couleur de scabieuse.Du côté du ponant, le firmament se liquéfiait en coulées de nacre et de bronze rouge, embrassant les fenêtres des maisons, et tout le long des quais, les lampes électriques scintillaient soudain, comme des lucioles dans un hallier. Étoilés par les points d’or des phares, les deux bars de la jetée s’allongeaient immensément, parmi les houles d’émeraude d’hyacinthe vers un pays de rêve. (…) et par-dessus les monts Saint Cyr, aube illusoire qui rosissait les cimes, dans une pâle clarté d’or, la lune surgissait, comme un soleil levant.