Un « prince d’enluminure » : Simon Marmion ( 1425-1489)

– Dossier : L’Enluminure française (Art. 3) –

Simon Marmion est signalé à Amiens de 1449 à 1454 et à Valenciennes de 1458 à sa mort ; en 1468, sans doute en vue d’un travail occasionnel, il se fait inscrire à la guilde de Saint-Luc à Tournai.

C’est comme « prince d’enluminure » qu’il semble avoir été le plus célèbre (Jean Lemaire de Belges, dans son poème La Couronne margaritique, 1506). Aucune œuvre n’est signée ou documentée, pas même l’œuvre clé, Le Retable de saint Bertin (1455-1459 ; Staatliche Museen, Berlin, et National Gallery, Londres), exécutée pour un des conseillers de Philippe le Bon, Guillaume Fillastre, évêque de Toul, puis de Tournai.

Ces volets d’un retable destiné au maître-autel de l’abbaye de Saint-Bertin à Saint-Omer, dont Fillastre était abbé commendataire représentent la légende du saint patron de l’abbaye.

Une Crucifixion (1470 env., coll. John G. Johnson, Philadelphie), qui aurait la même provenance : « un ouvrier de Valenciennes », présente des caractères semblables. L’écriteau infamant de la croix porte une inscription trilingue correcte, rareté pour l’époque, qui semble justifier l’appréciation de Guichardin, historien et homme politique florentin (1483-1540) sur Marmion : « excellent peintre et homme lettré »). L’Invention de la croix (musée du Louvre, Paris), La Déploration (coll. Robert Lehman, New York), et Le Christ et La Vierge de douleur (musée des Beaux-Arts, Strasbourg ; et une autre version au Musée communal, Bruges) confirment l’héritage de l’anonyme d’Amiens qui lui aurait appris son métier, le Maître de Mansel. De nombreuses enluminures sont groupées sous le nom de Marmion. Les Grandes Chroniques de France (entre 1451 et 1460, Bibliothèque nationale de Russie, Saint-Pétersbourg) furent offertes par Fillastre au duc Philippe. Un pontifical de Sens (Bibliothèque royale, Bruxelles) contient une Crucifixion qui rappelle le tableau de Philadelphie. Une « Listoire de Sainte Katherine vierge glorieuse et martire » (Bnf)réalisée vers 1470 pour Marguerite d’York, épouse de Charles le Téméraire, dans une traduction française de Jean Miélot, chanoine de Lille, à la demande de Philippe le Bon (1396-1467), a pu regagner en 2012 le fonds de la Bibliothèque nationale de France grâce au mécénat. Les deux autres parties de ce précieux et rare manuscrit sont au Getty Museum de Los Angeles.
Photo : Sainte Catherine de Simon Marmion, BNF.

Article publié dans la revue Una Voce n°342 de Mai – Juin 2023

Le scriptorium d’Avranches : une bibliothèque patrimoniale spécialisée

– Dossier : L’Enluminure française (Art. 2) –

203 manuscrits, dont 199 d’époque médiévale, provenant de l’abbaye du Mont-Saint-Michel sont conservés au Scriptorium d’Avranches. Plus de 60 manuscrits portent la marque du scriptorium monastique montois, notamment le Cartulaire de l’abbaye du Mont-Saint-Michel (ms. 210)

Ces manuscrits se trouvent à Avranches à la suite d’une série d’évènements qui, de 1789 à 1811, ont abouti à la création d’une bibliothèque publique confiée à la responsabilité de la Ville : après la nationalisation des bibliothèques des congrégations religieuses, les ouvrages ont été déposés dans des dépôts littéraires de district. Tous ceux provenant du Mont Saint-Michel ont donc été redistribués au sein des nouvelles bibliothèques issues des confiscations révolutionnaires : bibliothèques des Écoles centrales, puis bibliothèques municipales. Toutefois, les imprimés et les manuscrits ont connu un sort très différent.

Parmi les 254 manuscrits conservés par la bibliothèque patrimoniale d’Avranches, 205 sont identifiés comme provenant du Mont Saint-Michel : les manuscrits aujourd’hui cotés 1 à 39, 41 à 169, 209 à 217, 220 à 244 et 248

En 1872, un travail de collationnement mené par Taranne et Delisle et poursuivi par Omont en 1889 a permis de confirmer la provenance de manuscrits qui ne portaient pas d’ex-libris et d’en dresser l’inventaire au sein de la Bibliotheca bibliothecarum manuscriptorum nova.

Les ouvrages dispersés

Parmi les ouvrages de cette bibliothèque se trouvent plusieurs manuscrits conservés dans d’autres établissements et identifiés comme provenant du Mont Saint-Michel, soit par des marques d’appartenance ou des mentions de copiste, soit parce que leur facture stylistique les rattachait aux productions montoises déjà identifiées. Parmi eux, le Sacramentaire du Mont St Michel (New York Pierpont Morgan Library) et un sacramentaire « ad usum Ecclesiae abricensis » (Bibliothèque municipale de Rouen), une Bible du XIIIe siècle conservée à Figeac (Figeac, Musée Champollion). Les Satires de Juvénal (BNF, Paris) et le manuscrit  240 d’Avranches  (Martianus Capella, Les Noces de Mercure et de Philologie), témoignent de la lecture des classiques latins au XIe siècle.

L’absence d’inventaires avant le XVIIe siècle, pour les manuscrits, et avant la Révolution, pour les imprimés, rend la démarche difficile. On ignore presque tout des mouvements qui ont affecté la bibliothèque au fil du temps, qu’il s’agisse des pertes (vols, prêts ou dégradations matérielles…) ou des enrichissements (dons, acquisitions). Le recensement actuel n’est sans doute pas clos, en particulier en ce qui concerne les manuscrits modernes, beaucoup moins bien connus que les manuscrits médiévaux ; des investigations en dehors des fonds conservés à Avranches permettent aussi de retrouver des imprimés portant un ex-libris du Mont, par exemple, récemment, à la bibliothèque du Séminaire de Coutances.

Autres manuscrits du Scriptorium

Le Livre d’heures de la famille de Brucourt ,le manuscrit de la Bible moralisée, le manuscrit de la Règle de Saint-Benoît,le manuscrit de la Passion de sainte Catherine, le manuscrit de la Légende dorée.

Bibliothèque numérique

La Bibliothèque virtuelle met à disposition des chercheurs et du public la collection complète des fac-similés numériques des manuscrits montois conservés à Avranches, issue de trois campagnes de numérisation (2004, 2009 et 2016-2017), en l’assortissant de notices qui en facilitent la consultation.

Article publié dans la revue Una Voce n°342 de Mai – Juin 2023

L’Enluminure française : un art religieux depuis les premiers siècles

– Dossier : L’Enluminure française (Art. 1) –

C’est avec cette enluminure de couverture représentant la Pentecôte, figurant dans un livre d’Heures parisien du Maître de la Légende dorée de Munich1 que nous ouvrons ce dossier consacré à la technique qui fut dominante à la fin du Moyen Age : la décoration des manuscrits par des bordures imagées, des miniatures et lettrines peintes et rehaussées d’or. Nous nous sommes volontairement limités à la production française par des artistes qui d’ailleurs, parcouraient l’Europe pour se former comme le faisaient leurs confrères musiciens. L’enluminure est ainsi devenue vers le XIIIe siècle la première forme d’expression artistique du Moyen Âge qui soit réellement internationale. En témoigne la présence, de nos jours, de manuscrits enluminés dans les plus prestigieux musées et bibliothèques et du monde.

C’est au Moyen Âge que l’enluminure connaît son développement le plus riche. Mais cet art pictural liant texte, image et ornements, ne fut pas inventé à cette époque comme le vitrail. Les rouleaux de papyrus égyptiens étaient illustrés en couleurs. Des volumes illustrés, en particulier des textes scientifiques, sont attestés dans la période hellénistique et romaine, les illustrations constituant des points de repère dans des textes dont les colonnes n’étaient pas numérotées. Les plus anciennes miniatures peintes et encadrées datent du IVe siècle après JC, et le codex en parchemin avait déjà remplacé le papyrus, créant la page et sa succession en volumen. De très rares manuscrits sont parvenus jusqu’à nous, tels les quatre feuillets de l’Itala– une traduction de l’Ancien Testament- conservés à la Bibliothèque d’État de Berlin et deux manuscrits de Virgile, assemblés en Vergilius vaticanus , conservé à la Bibliothèque vaticane, ou encore les Aratea d’Aratus et l’Évangile de Cambridge d’Augustin2 conservé au Corpus Christi College de Cambridge .
A cette époque, il n’existait pas de différence fondamentale entre le langage formel païen et le langage chrétien : calendriers, poèmes, tables astronomiques, anatomies, étaient réalisés par les ateliers qui travaillaient tant pour l’Église que pour les dignitaires de l’État.
Au VIe siècle, la fabrication du livre passe de plus en plus au service de l’Église, avec toutefois une rigueur dans la décoration avec laquelle la période carolingienne va rompre.

Les périodes mérovingiennes et carolingienne

Autant on réalisa en Angleterre et en Irlande des Évangiles, indispensables pour la prédication dans une période de fondations, autant, en France, les scriptoria des couvents vouaient leurs soins aux livres liturgiques et théologiques. De cette époque d’évolution esthétique datent le Missale Gothicum et le Sacramentarium Gelasianum, le Sacramentaire de Gellone (B.N. Paris) et le Lectionnaire de Luxeuil (B.N. Paris). Il revient aussi au couvent de Luxeuil3 fondé par l’Irlandais Colomban en 590, la primeur de la première écriture calligraphique en minuscules.

Au VIIe siècle, l’interdiction de toute image à l’Est de la Méditerranée ne laisse subsister que la décoration florale « neutre » à travers les lignes abstraites de l’arabesque. A Byzance, l’art décoratif des Sassanides étend son influence jusque dans l’enluminure. Les Lombards qui pénètrent en Italie adoptent l’entrelacs, les Germains poussent l’ornementation aux motifs animaliers à sa perfection, et en Angleterre comme en Irlande les motifs celtiques offrent des ressources iconographiques inépuisables. En France, les nouveaux ateliers monastiques actifs au début du VIIe siècle conçurent la décoration non pas comme un superflu, mais comme un moyen de souligner l’importance de l’écrit. C’est alors que les initiales devinrent plus nombreuses et plus grandes, devenant des lettrines encadrées de la taille et à la valeur d’une image. Flore et faune forment des éléments animés qui enserrent le contour géométrique des lettres.

À l’époque carolingienne, les manuscrits vont être commandés par des personnages qui laissent leur nom aux ouvrages qu’ils ont fait réaliser : on voit alors apparaître l’Évangile d’Ebbon, le Sacramentaire de Drogon4, les Évangéliaires de Lothaire, les Bibles de Charles le Chauve… Charlemagne contribua à l’unification de l’écriture en remplaçant les diverses écritures mérovingiennes des capitulaires par une écriture universelle : la caroline. Dès l’an 800 presque tous les ateliers de copistes l’avaient adoptée. Ayant rencontré Alcuin5 en 781 à Parme à l’occasion du baptême de son fils, Charlemagne l’invita à prendre la tête du mouvement de réforme dont l’Evangéliaire de Godescalc est considéré comme le premier témoignage et fit lui-même exécuter quatre Evangiles luxueux (conservés à Trèves, à Londres, à Paris, et à la Bibliothèque vaticane. Il fonda une Ecole royale d’enluminure (Ecole Ada, du nom de sa demi-sœur).

La créativité et la production des ateliers carolingiens évoluèrent en richesse dès lors que les illustrations scientifiques et littéraires léguées par l’enluminure romaine de la Basse Antiquité furent rassemblées. Le cloître de saint Martin de Tours compte parmi les centres les plus fameux de l’enluminure à l’époque carolingienne : Bibles en un volume dont le texte fut révisé par Alcuin et ainsi diffusé dans toute l’Europe, à partir sans doute de la Bible paléo-chrétienne de 4406 qui se trouvait au IXe siècle à Tours.
Cet âge d’or de l’enluminure carolingienne s’acheva vers la fin du IXe siècle. Les écoles anglaise, allemande et espagnole dominèrent et l’art italien ainsi que l’art français leur empruntèrent leurs formes avant d’élaborer leur style propre. C’est la naissance d’un style
« roman » qui imprégna désormais les manuscrits dans toute l’Europe occidentale, qui atteignant sa maturité au XIIe siècle.

Période gothique

En dépit du caractère négatif du terme affecté par Giorgio Vasari à l’art « des Goths », un art barbare à ses yeux, il est toujours employé pour désigner l’art qui se développe en Europe du Nord au cours du XIIIe siècle. Vers 1200, la peinture de manuscrits évolue également (un peu plus tard que l’architecture) et est marquée par un effacement du hiératisme et de l’expressivité romanes au profit d’une d’une esthétique naturaliste inspirée des modèles antiques et byzantins. A cette même époque, l’essor de l’université parisienne et l’établissement de la monarchie capétienne contribuent à l’essor de Paris et y donnent à la production du livre une impulsion décisive. Les ateliers profanes installés sur la rive gauche de la Seine, remplacent les scriptoriums, et ce sont les libraires qui coordonnent le travail des parcheminiers des bords de la Bièvre7, des copistes, des enlumineurs et des relieurs, afin de répondre à la demande de l’université et de la Cour. Avant de s’adapter, après l’invention de l’impression, à de nouvelles techniques de production et de diffusion du livre.
Le gothique international brille donc en France, jusqu’aux désastres de la guerre de Cent ans qui entraînent un déclin de la production française dès 1420, laissant le champ libre aux Pays Bas bourguignons. Après 1440 toutefois, l’élan de la reconstruction et le mécénat permettent aux ateliers tourangeaux (dont celui de Jean Fouquet 1420-1481), angevins, nordistes et berruyers (atelier de Jean Colombe 1430-1493) et provençaux de prospérer.

Ère moderne

La Bibliothèque de l’abbaye Saint Pierre de Solesmes conserve un petit livre d’heures à l’usage de Marie-Augustine Laîné, pieuse bourgeoise de Cherbourg,copié et enluminé par sa fille Julia-Marie en 1934. A la veille de la deuxième guerre mondiale, la pratique de l’enluminure, très encouragée dans les revues de la fin du XIXe siècle, faisait encore partie des loisirs féminins. La scriptrice s’est inspirée de livres d’Heures de la fin du Moyen Age conservés à la Bibliothèque de Cherbourg.

Article publié dans la revue Una Voce n°342 de Mai – Juin 2023

  1. Le Maître de la Légende dorée tire ce nom du manuscrit illustré de 226 miniatures présentant la traduction, par Jean de Vignay, de l’ouvrage éponyme de Jacques de Voragine, et conservé à la Bayerische Staatsbibliothek de Munich.
  2. Augustin d’Angleterre (à ne pas confondre avec l’évêque d’Hippone) envoyé par le pape Grégoire le Grand en mission à Cantorbéry en 596.
  3. pillé et détruit par les Maures en 732, puis de nouveau , après restauration, par les Normands au IXe siècle, dans cette petite ville déjà ravagée par Attila en 451.
  4. Ebbon (775-851) fut évêque de Reims et légat du pape Pascal 1er, Drogon (801-855) évêque de Metz et grand mécène des arts.
  5. Érudit anglais (735-804) qui écrivait en latin.
  6. exécutée à Rome à titre de proclamation papale contre les Manichéens.
  7. décrits avec talent par J.K. Huysmans dans « La Bièvre et Saint Séverin »(1898)

L’abbatiale de Souillac : art roman au bord de la Dordogne en Quercy Périgord

Sainte Marie de Souillac, dédiée à Notre Dame de l’Assomption, fut au dixième siècle un monastère bénédictin fondé sur ordre de Saint Géraud, comte et abbé d’Aurillac, et consacré en 1140. Au même moment, la ville de Souillac se développait avec sa propre église paroissiale Saint Martin, dont les destructions successives des guerres de religion ne laisseront qu’un clocher.

Le monastère lui-même subit des dommages pendant la guerre de Cent ans, mais Sainte Marie est devenu entre-temps une abbaye, par bulle pontificale, et ne dépend plus d’Aurillac. Parmi ses commendataires, il faut signaler Joachim du Bellay (qui n’y mit probablement jamais les pieds) et Henri de la Mothe Houdancourt (1612-1684), grand bâtisseur et réformateur de monastères, qui l’intégra à la congrégation de saint Maur. C’est lui qui reconstruisit les bâtiments monastiques et fit réaliser le portail actuel.

Une église à coupoles

Sainte Marie de Souillac est l’aboutissement du savoir-faire des maîtres d’œuvre qui ont réalisé dans le Sud-Ouest de la France des églises à coupoles, telles que Saint Front de Périgueux, Solignac et Cahors. La coupole à pendentifs permet de passer du plan carré au plan circulaire en reportant les charges sur quatre piliers au point de retombée des voûtes.Des contreforts extérieurs venant épauler ces piliers, des ouvertures importantes peuvent être faites pour apporter de la lumière à l’édifice.

Le portail et ses éléments conservés

Le tympan originel datant de 1130 a été transféré à l’intérieur : son esthétique est commune avec celle de Moissac,Beaulieu-sur-Dordogne dans un style languedocien affirmé. Si ailleurs (Cahors, Moissac, Martel) les Évangiles ont largement inspiré les sculpteurs, à Sainte Marie, est mis en scène le « miracle de Théophile » : encadré par Saint Benoît et Saint Pierre, Théophile qui a vendu son âme à Satan pour retrouver sa place après avoir été évincé par son évêque, la retrouve par l’intercession de Marie1.

Le magnifique trumeau se présente comme un entrelacs de personnages et monstres divers, figurant le péché à droite (le « pilier de Souillac »), et à gauche le sacrifice d’Abraham dont un ange retient le bras en poussant un bélier.

Les deux personnages de la porte d’entrée sont les prophètes Osée et Isaïe. Celui-ci, un parchemin dans la main, annonce la venue du Sauveur (« Voici que la jeune fille est enceinte… » Isaïe,7,14 ). « Cette déformation du corps et du visage n’est pas seulement un style, venu de Bourgogne : elle est un symbole. Ces corps allongés, étirés à l’extrême, comme une ombre projetée vers le ciel par la lumière du soir, visent à rendre sensible la montée de l’âme vers Dieu, lorsqu’elle est déjà presque délivrée de son enveloppe charnelle. Les visages sont traités de la même façon, avec des cheveux, barbes et moustaches effilées, recouvrant les chairs de telle façon qu’on ne voit que les yeux, ouverts sur la Révélation » explique Pierre Grimal2.

Des tableaux remarquables

Eustache Le Sueur (1616-1655) a signé le « Miracle du globe de feu », pendant du tableau peint pour l’abbaye de Marmoutier en 1654 : allusion au miracle se produisant au moment de la consécration lors d’une messe célébrée par saint Martin après qu’il eut fait don de son manteau à un pauvre. A Souillac, il a mis en scène saint Benoît en prière, voyant l’âme de son ami Germain, évêque de Capoue, portée par les anges dans un globe de feu.

Théodore Chassériau(1819-1856) a réalisé en 1844 le tableau « Jésus au jardin des oliviers » présenté au Salon des Indépendants et offert au baron Dufour qui en a fait don à l’abbatiale.

Louis Vicat (1786-1861) ingénieur des Ponts et Chaussées et inventeur de la chaux hydraulique3, peintre amateur, a copié une œuvre italienne « Vierge à l’enfant ».

Dans les autres éléments remarquables de l’abbatiale de Souillac, il faut citer le baptistère à l’entrée, avec ses ferronneries du XVIIIe,le polyptyque du Rosaire du XVIe siècle, des sarcophages datés du VIIIe,un curieux vestiaire en noyer du XVIIe siècle, et l’Orgue de Jean Baptiste Stoltz(1850)à 17 jeux , au buffet et console en noyer, classé MH en 1978 et relevé en 20174.

La Révolution a dispersé les moines, vouant l’abbaye à devenir pendant quelque mois « temple de la déesse Raison » … Elle a retrouvé en 1803 sa fonction d’église, non plus abbatiale mais paroissiale.

Article publié dans la revue Una Voce n°341 de Mars – Avril 2023

  1. Le « Miracle de Théophile » du moine et poète Gautier de Coincy (début XIIIe siècle) a été mis en scène au théâtre par Rutebeuf vers 1260.
  2. « Le Quercy de Pierre Grimal » Pierre Grimal, Arthaud, 1980.
  3. Dont il fit la première application pour le pont de Souillac sur la Dordogne, première réalisation mondiale de pont en ciment artificiel(1824).
  4. Christophe Loiseleur des Longchamps,né en 1969, organiste, chef de chœur et compositeur, en est le titulaire depuis 1991.

Henri Guérin : le chantre du vitrail du XXe siècle

C’est à la faveur d’une longue immobilisation pour une tuberculose osseuse qu’Henri Guérin a découvert dans sa jeunesse la poésie, la littérature, la musique et la peinture. Mais c’est sa rencontre en 1954 avec Dom Ephrem (1903-1985)1 de l’abbaye d’En Calcat, qui va décider de sa vocation de peintre -verrier et épanouir des talents manuels et créatifs d’emblée mis au service de la construction ou la restauration de plusieurs centaines d’édifices religieux.

Une création « de lumière et d’ombre »

Totalement autodidacte (il avait d’abord suivi une formation de prothésiste dentaire), Henri Guérin a appris auprès de Dom Ephrem un double chemin exigeant, d’une part de spiritualité à l’abbaye bénédictine, d’autre part de labeur sur des matériaux complexes, le verre taillé en dalles et inséré dans du béton, ou plus tard ce joint minéral qui signera son identité de verrier. Après avoir publié ses premiers poèmes chez Seghers en 1955, il travaille avec Dom Ephrem sur une cinquantaine de vitraux dans des églises et chapelles de la région Midi-Pyrénées et de l’Aude, dont la plus remarquable est sans doute la chapelle du Saint Sacrement de l’église conventuelle des Dominicains de la Province de Toulouse en 1959.

Installé définitivement en 1961 avec sa famille à Plaisance-du-Touch, proche de Toulouse, il y poursuit seul une œuvre originale et voit dans la décennie 1960-1970 un développement important de ses commandes, tant pour des édifices religieux que civils, voire des demeures privées : le « Salon annuel d’art sacré » de 1963 le fait remarquer au point qu’il recevra la commande de la verrière du pavillon des Amitiés franco-canadiennes à l’Exposition universelle de Montréal en 1967, et exposera à New York en 1968. En France, c’est ensuite par le Salon des artistes décorateurs, les Chantiers du Cardinal (églises de Grigny et Antony en région parisienne), la Maison des métiers d’arts français créée par le tapissier Jacques Anquetil, et la « Fondation du Languedoc »2 qu’il est sollicité pour les chantiers d’édifices religieux et parvient à introduire la dalle de verre à joint minéral dans la restauration de ceux-ci : cette technique était alors rejetée par les architectes des monuments historiques qui la considéraient comme inadaptée, donnant des résultats « faciles » mais inesthétiques par le recours aux seules couleurs primaires, aux tailles géométriques, et aux grands aplats de ciment. Le premier chantier d’envergure d’Henri Guérin sera la restauration de la verrière de l’église Notre Dame du château de Felletin considérée comme « la Sainte Chapelle de la Creuse ». Son verrier attitré fut le fils de Jules Albertini (1901-1980), lui-même natif de Murano et créateur de la dalle de verre (mosaïque de verre liée par un béton armé) en 1929.Henri Guérin a pu se constituer une collection de dalles de verre de plus de sept cents tons.

Le « burineur du verre »

La créativité intense d’Henri Guérin s’est, et s’est nourrie d’une foi fervente et s’est donc naturellement investie dans les édifices religieux. L’hommage qu’il a rendu à Dom Ephrem lors de ses obsèques « Il tutoyait la création entière » pourrait s’appliquer à lui-même. L’historien de l’art Dominique Ponnau,Directeur honoraire de l’ École du Louvre, l’a qualifié dans son éloge funèbre de « burineur du verre en rendant hommage à sa force de travail : «  le labeur n’est pas l’ennemi de l’inspiration. Au contraire, il lui permet d’advenir et de s’incarner. C’est par ses belles mains qu’Henri Guérin libéra son inspiration et la mit au monde ». A quoi fait écho le verrier lui-même, qui n’hésita pas à écrire en 1977 au tout nouveau secrétaire d’État au travail manuel, Lionel Stoléru, se revendiquant « travailleur manuel, dont la pensée ne s’alimente pas de concepts, mais se développe par le jugement que je porte en priorité sur mes actes ». Jugeant aussi son œuvre avec humilité : « La beauté c’est comme l’humilité, on ne sait pas qu’on la porte. Elle s’échappe comme le chant d’un oiseau. C’est une quête de mendiant . Plus on la cherche, plus elle se dérobe à vous. On la trouve par effraction, alors un bref instant, le Ciel s’entr’ouvre »3

Une œuvre jusqu’aux confins de la Terre

La productivité de cet artisan du verre coloré fut exceptionnelle : Chapelles, églises, couvents, oratoires sont visibles en France, en Suisse, aux Philippines, aux États-Unis, au Canada,en Israël, au Japon, au Cameroun. On ne peut en en citer que quelques-uns : La tribune de abbatiale de Fontgombault, l’église conventuelle des dominicains de la Province de Toulouse, la chapelle Sainte claire de l’Institut catholique de Toulouse4,la chapelle du petit Séminaire français d’Ottawa(Canada) la chapelle du Calvary Hospital de New York, la basilique Marie Reine des Apôtres de Yaoundé(Cameroun), la verrière de la chapelle Saint- Etienne à Jérusalem,Le couvent des clarisses de Windhoek (Namibie), les chapelles des hospices du Grand St Bernard et du Simplon, et la crypte « Notre Dame sous terre » de Chartres, une de ses dernières réalisations.

Le peintre-verrier Jacques Bony (1918-2003) qui fut aussi secrétaire de la revue « Art Sacré » de 1949 à 1954 et engagé dans le renouveau de l’art sacré aux côtés des Pères Couturier et Regamey5, exprimait ainsi le mystère du vitrail : «  ce qu’est le vitrail, on le retrouve dans les êtres : ce jeu de transparences et d’opacités, d’élans et de ruptures, et la musique qui naît de leurs rapports. »

Bibliographie

« Henri Guérin, œuvre au XXe siècle », thèse de doctorat de Sophie Guérin-Gasc, Université Toulouse Mirail, 2003.

« Henri Guérin, peintre -verrier au cœur de la création contemporaine » Actes du colloque 2014, Éditions du Cerf / Presses de l’Institut catholique de Toulouse

« L’œuvre vitrail d’Henri Guérin » Privat, 2005.

Document vidéo : « un peintre verrier » de Bernard Clerc, documentaire INA/centre Pompidou, 1977.

Œuvres d’Henri Guérin

« la corbeille à papiers » Seghers, 1955

« la patience de la main »

Article publié dans la revue Una Voce n°341 de Mars – Avril

  1. Dom Ephrem a réalisé entre autres le fac-similé des fresques de St Savin pour le musée des monuments français en 1934.
  2. Fondée avec des artistes toulousains : le compositeur et organiste Xavier Darasse, le photographe Jean Dieuzaide, l’historien Michel Roquebert.
  3. Henri Guérin « De lumière et d ‘ombre » revue Képhas, septembre 2005.
  4. Soufflées par l’explosion de l’AZF à Toulouse en septembre 2001, elles ont été refaites et reposées par Henri Guérin lui-même.
  5. voir le numéro 339 d’Una Voce

ART SACRÉ AU XXe siècle (II)

À découvrir : Art sacré : à la plus grande gloire de Dieu (I) 

Dans une première partie parue dans le numéro 337 de la revue UNA VOCE, nous proposions une approche de l’« Art sacré », désignant l’architecture et les arts décoratifs des édifices religieux , en relatant les conflits que suscitèrent certaines œuvres de la première partie du XXe siècle – en particulier lorsqu’elles furent réalisées par des artistes ne confessant pas la foi catholique. Nous abordons aujourd’hui la deuxième partie de ce XXe siècle, marqué par les prises de position des papes sur les rapports entre l’Église et les arts, en pleine ère de reconstruction d’après-guerre.

Au moment où commençait la reconstruction, certaines régions comme la Lorraine et la Normandie ayant enregistré des destructions dont le nombre n’est dépassé que par celles de certaines provinces allemandes de la vallée du Rhin, la querelle du « non figuratif » était active, après les premières expériences reçues très différemment. Ce fut presque une nouvelle « querelle des images », l’art non-figuratif étant accusé de déformer le sacré et de créer du scandale, entre hermétisme et insignifiance. Sa dimension « conceptuelle », son affranchissement délibéré du lisible et de l’édifiant, ne convenait pas à la religion de l’Incarnation. Mais déjà des artistes chrétiens (verriers, peintres, architectes) étaient favorables à l’expression non-figurative, par son incitation à la contemplation et sa dimension de mystère suscitant un approfondissement du regard pour aller au-delà des apparences. « L’art religieux est aux avant-postes des modernités, il peut attirer des artistes, même les plus lointains dans leurs convictions, pour peu qu’ils semblent possédés par une profonde inquiétude artistique et spirituelle » (B. Foucart). Les Monuments Historiques s’impliquèrent pour intégrer le vitrail non-figuratif dans les édifices classés dès 1960. Un historien de l’art du XXe siècle, Bernard Mercier, estime même que « la tendance non-figurative dans l’art sacré a trouvé en France un terrain d’élection, ce pays a joué un rôle prépondérant dans sa diffusion, pour laquelle de grands artistes ont donné le meilleur d’eux-mêmes ». Il y avait quatre mille églises à reconstruire, dont près du dixième étaient classées. De cette époque de l’immédiat après-guerre datent des réalisations audacieuses, comme les vitraux de la cathédrale de Metz (Jacques Villon, Roger Bissière, Marc Chagall (de 1957 à 1963), l’église Saint Remy de Baccarat en Lorraine (1953-1957, voir l’article d’Anne-Catherine Legeay Page…).
Citons aussi Notre- Dame- du- Haut de Ronchamp (Haute Saône) par Le Corbusier et Jean Prouvé, de 1953 à 19561 ,ou encore la chapelle Sainte Thérèse de Hem (Nord) dont le fondateur, Philippe Leclerq fit appel à Georges Rouault et à Alfred Manessier (qui outre son grand mur-vitrail dessina aussi des vêtements liturgiques) pour que « Dieu fût le premier servi, que les lieux fussent à sa gloire » (1958) et la cathédrale de Royan (1958) dont le maire avait recommandé à l ’architecte : « je veux que Royan ne soit pas une ville couchée mais une ville debout. Redressez-la par la silhouette de l’église » (voir article de Benoît Le Roux page..)

La Constitution « Sacrosanctum concilium » et ses requêtes au sujet de l’art

La reconstruction d’après-guerre était donc déjà commencée lorsque fut promulguée la Constitution sur la sainte liturgie, première en date des quatre Constitutions du concile Vatican II :en décembre 1963, sous le pontificat de Paul VI. Aux yeux du P. Boespflug , « cette antériorité est pleine de sens : ce qu’est l’Église «chez elle», dans sa liturgie, fut énoncé avant que ne le soient ce qu’est l’Église pour le monde (Lumen gentium), ce qui la suscite et la fait vivre (Dei Verbum), et ce qu’elle doit annoncer au monde (Gaudium et spes), comme si l’Église en prière révélait, mieux que tout, ce qu’elle est et ce qu’elle a à faire »(…) Qu’il y ait un rapport étroit entre art et liturgie, que l’art sacré tire sa sève de l’action liturgique, cela n’a sans doute pas besoin d’être longuement démontré : il en fut ainsi durant des siècles »2. Ce texte incite, poursuit le P. Boespflug, «  à ne pas perdre de vue la dimension de mystère et la portée mystique des assemblées liturgiques, toujours en danger d’être déportées vers la platitude, la routine et le verbiage ; il nous encourage à concevoir de manière à la fois plus rigoureuse et plus hardie ce que pourrait et devrait être l’art sacré chrétien du XXIe siècle, et à le distinguer mieux d’autres formes d’art religieux ou d’art tout court. »3
127 : « Les évêques, par eux-mêmes ou par des prêtres capables, doués de compétence et d’amour de l’art, s’occuperont des artistes pour les imprégner de l’esprit de l’art sacré et de la liturgie. Mais tous les artistes qui, conduits par leur talent, veulent servir la gloire de Dieu dans la Sainte Église, se rappelleront toujours qu’il s’agit d’imiter religieusement le Dieu Créateur, et de produire des œuvres destinées au culte catholique, à l’édification des fidèles, ainsi qu’à leur piété et à leur formation religieuse ».
Cette Constitution amena à réviser l’agencement architectural et le décor des églises. Les commissions diocésaines d’art sacré, en collaboration avec le CNPL et la direction du Patrimoine pour les édifices classés permirent une concertation entre commanditaires et artistes, aboutissant à des réalisations d’ensembles monumentaux, de vitraux et verrières, et à la création de mobilier liturgique. L’ombre du Père Couturier, grand rénovateur d’architecture sacrée au XXe siècle (voir notre article du N° 339) a longtemps influencé les choix esthétiques : « Il est plus sûr de s’adresser à des génies dépourvus de foi qu’à des croyants sans talent4. Les nouveaux matériaux, les nouvelles tendances esthétiques épousèrent sans difficulté la demande de grands espaces de rassemblement autour de l’autel à l’emplacement modifié. La recommandation de « participation active » des laïcs au culte et l’importance de la proclamation de la Parole de Dieu dans la liturgie entraînait de facto un nouveau traitement de l’espace et de la lumière, en ménageant aux côtés du grand espace de la nef et du chœur conçu pour des rassemblements nombreux, de petits espaces voués à des groupes plus intimes tel que le baptistère. Une « noble beauté » serait de règle, plutôt que la somptuosité, l’église étant conçue plutôt comme une « maison de prière ».
Les nombreux édifices construits des années 1960 à 1990 ont ainsi profité d’une créativité relancée ,de la facilité d’utilisation des matériaux modernes moins coûteux, et de l’enthousiasme éclairé de « curés bâtisseurs : le R.P. Louis-Bertrand Rayssiguier à l’Ermitage de Saint Rouin dans les Ardennes (1954-1961), l’Abbé Georges Matte (Notre -Dame-des -Pauvres, cité HLM du Haut-du-Lièvre à Nancy, 1966) le père Adolphe Jacobs à Notre-Dame-du-Rosaire à Forbach(Moselle), faisant appliquer sans parfois le savoir la demande des pères conciliaires de Nicée « l’art seul appartient aux peintres, l’ordonnance et la disposition appartiennent aux Pères ». Ainsi la cathédrale d’Évry consacrée en 1988, le Carmel de Saint Saulve en 1966. En France, le vitrail est l’emblème de ce renouveau esthétique et de cette exubérance artistique, compensant l’austérité des grands volumes de béton. Les peintres-verriers ont non seulement réussi des œuvres modernes, mais se sont adaptés pour les intégrer dans des monuments anciens. « Le verre coloré verse la clarté du vrai soleil, Dieu, dans l’église et le cœur des fidèles » écrit Georges Mercier en 19645. Le critique d’art Stanislas Fumet (1896-1983)a parlé de « l’art de peindre avec le beau pinceau de la lumière » à propos des vitraux de la petite église d’Étroussat dans l’Allier (1973).

Le discours des Papes Pie XII, Jean XXIII, Paul VI et Jean Paul II

Pie XII est l’auteur d’une vingtaine d’écrits sur l’art : trois encycliques ( Mediator Dei sur la liturgie, Musicae sacrae disciplina,Miranda prorsus) et quatre discours aux artistes. Dans son « Discours aux artistes catholiques » de septembre 19506, il appelait à un art par qui « les sens, loin d’appesantir l’âme et la clouer au sol, lui servent d’ailes au contraire, pour s’élever vers le vrai, vers le beau, vers le seul vrai bien, vers le seul centre où se fait l’union, où se réalise l’unité, vers Dieu. N’est-ce pas ici que s’applique à la lettre le splendide manifeste de l’Apôtre : Invisibilia enim ipsius a creatura mundi per ea quae facta sunt, intellecta conspiciuntur, sempertina quoque ejus virtus et divinitas » ? ». Il condamna l’art « immoral », « deux mots en criante contradiction » et plaida pour un art qui détient la force d’« éveiller dans l’esprit et dans l’âme de l’homme, le désir des choses que l’œil n’ a point vues, que l’oreille n’a point entendues et qui ne sont pas montées jusqu’à son cœur. » Plus tard dans son « allocution aux artistes italiens » d’avril 1952, il souligna « une certaine affinité intrinsèque entre l’art et la religion, qui fait des artistes en quelque sorte les interprètes des perfections infimes de Dieu, et particulièrement de sa beauté et de son harmonie. La fonction de tout art est en effet de briser le cercle étroit et angoissant du fini dans lequel l’homme est enfermé tant qu’il vit ici-bas, et d’ouvrir comme une fenêtre à son esprit aspirant à l’infini ». Pie XII déclara vain tout effort d’un artiste « visant à nier ou supprimer tout rapport entre la religion et l’art : il aboutirait à une diminution même de l’art, car n’importe quelle beauté artistique que l’on veuille saisir dans le monde ne peut se séparer de Dieu. (…) l’art s’élève à l’idéal et à la vérité artistique avec une chance de succès d’autant plus grande qu’il reflète avec une plus grande clarté l’infini, le divin. Plus l’artiste vit la religion, mieux est-il préparé à parler la langue de l’art, à en entendre les harmonies, à en communiquer les frémissements ». Et de conclure : « les âmes civilisées, élevées, préparées par l’art, sont mieux disposées à accueillir la réalité religieuse et la grâce de Jésus-Christ. » Sans proposer expressément aux artistes une œuvre d’éducation des esprits, il les exhorta à « harmoniser le fini avec l’infini, le temporel avec l’éternel, l’homme avec Dieu », son adresse finale les désignant comme « vous, à qui il est donné de parler un langage ». En cette même année 1952, la Commission épiscopale édicta ses « Quelques principes directeurs en matière d’art sacré », confirmant et acceptant que « les bonnes et vénérables traditions peuvent inspirer des formes neuves et belles », et que les œuvres d’art doivent être au service de la Vérité ».

Jean XXIII, s’il a porté une réelle attention à la question artistique dans l’Église, n’a produit que de courts textes de circonstance (Congrès des artistes noirs à Rome en 1959, allocution aux étudiants en architecture, lettre à l’Union catholique des artistes italiens…) et s’est questionné sur l’opportunité d’introduire l’art moderne dans les musées du Vatican.

Paul VI a réellement recherché une « nouvelle alliance » entre l’Église et les artistes. Dix-huit discours, homélies et allocutions (dont celle aux pères conciliaires du 4 décembre 1969) en témoignent. Peu après la Constitution Sacrosanctum concilium de décembre 1963 citée ci-dessus, lors de la messe de l’Ascension célébrée le 7 mai 1964, Paul VI déclara aux artistes : « dans cette opération qui traduit le monde invisible en des formules accessibles, intelligibles, vous êtes maîtres. C’est là votre métier, votre mission, et votre art consiste précisément à saisir les trésors du ciel, de l’esprit, à les revêtir d’expressions, de couleurs, de formes, à les rendre accessibles, mais pas comme le ferait un professeur de logique ou de mathématiques qui rend compréhensibles les trésors du monde inaccessible aux facultés cognitives des sens et à notre perception immédiate des choses.

Vous avez en effet cette prérogative qu’en rendant accessible et compréhensible le monde de l’esprit, vous lui conservez son caractère ineffable et transcendant, son halo de mystère, cette nécessité de l’atteindre dans la facilité et, en même temps, dans l’effort. (..) Et si nous étions privés de votre concours, notre ministère deviendrait balbutiant et hésitant, il aurait besoin de faire un effort pour devenir artistique et même prophétique.

Pour atteindre la puissance d’expression lyrique de la beauté intuitive, il lui faudrait faire coïncider le sacerdoce avec l’art.(..) il faut rétablir l’amitié entre l’Église et les artistes.

Il ajoutait, plus sévère : « Vous savez que nous ressentons une certaine blessure au cœur lorsque nous vous voyons portés à certaines expressions artistiques qui nous offensent, nous qui sommes les tuteurs de l’humanité tout entière, de la définition complète de l’homme, de sa santé morale, de sa stabilité. Vous détachez l’art de la vie, alors… » Puis, faisant un mea culpa : « nous vous avons, nous aussi, abandonnés. Nous ne vous avons pas expliqué nos choses ; nous ne vous avons pas introduits dans la cellule secrète où les mystères de Dieu font tressaillir de joie, d’espérance, d’ivresse le cœur de l’homme.

Nous ne vous avons pas eus comme disciples, amis, interlocuteurs ; c’est pourquoi vous ne nous avez pas connus.

Il n’est pas permis d’inventer une religion, il faut savoir ce qui s’est passé entre Dieu et l’homme, il faut savoir que Dieu a prescrit certains rapports religieux qu’il faut connaître pour ne pas être ridicule, ne pas balbutier ou ne pas tomber dans des aberrations. Il faut être instruits. Il faut encore cette caractéristique indispensable du moment religieux qu’est la sincérité. Il ne s’agit plus seulement d’art, mais de spiritualité. Il faut entrer dans la cellule intérieure de soi-même et donner au moment religieux, artistiquement vécu, ce qui s’y exprime ».

Et de conclure :

« La transcendance qui fait si peur à l’homme moderne est vraiment une chose qui le dépasse infiniment, et celui qui ne sent pas cette distance ne sent pas la vraie religion. Celui qui ne sent pas cette supériorité de Dieu, son caractère ineffable, son mystère, ne sent pas l’authenticité du fait religieux ».

Dans son allocution du 13 décembre 1966 aux membres du Conseil pour l’application de cette Constitution, Paul VI reprécisa ce qu’il attendait des artistes : un talent de création aboutissant à une œuvre intelligible : déplorant le manque de sens et le caractère hermétique et irrationnel de l’art moderne, il réaffirma que l’art « doit fondre ensemble la beauté et la foi ».

Jean-Paul II (1978-2005)

Ce pape a voulu, lui, une « nouvelle épiphanie » entre l’Église et les artistes. Il a concrétisé cette volonté par plus de cinquante références et mentions de l’art sacré dans des audiences, consultations, messages et allocutions, jusqu’à un motu proprio Qui res christi gerit,en octobre 1982, déclarant Fra Angelico Bienheureux7. Il commença par réunir les artistes en colloque à Munich en 1980 et par fonder le Conseil pontifical pour la culture. Un de ses textes fondateurs est sa « Lettre aux artistes » d’avril 1999 écrite par lui-même en français. Il y rappelle que « l’art des arts, c’est la liturgie, et son sommet, l’Eucharistie » et que « la beauté est en un certain sens l’expression visible du Bien, de même que le Bien est la condition métaphysique du Beau. » Jean Paul II livra aussi son analyse sur des formes d’expression contemporaines qui peuvent être de la part de l’artiste une fascination pour les « obscures profondeurs de l’âme et les plus bouleversants aspects du Mal ». Il interpella fermement les artistes, les exhortant à s’interroger sur le sens de l’homme, la vision de l’Amour, la communion entre les hommes, véhiculées par leurs œuvres. Rappelant que l’« Église a besoin de l’art », il invite enfin les artistes à « avoir besoin de l’Église », pour magnifier leurs œuvres. « L’art en s’appauvrit-il pas quand il renonce au chemin de la Vérité que représente l’Église ? C’est l’Esprit de Dieu qui transfigure la matière, et ouvre l’esprit au sens de l’Éternité. ».

Au tournant du XXIe siècle, sont intervenus bien des changements que nous tenterons de cerner dans un article ultérieur. Dès les années 70 du XXe siècle, se posait la question « Faut-il encore construire des églises ? » Dans le livre éponyme de Jacques Baboulène8, les auteurs constatent que la chute de la pratique, la baisse des vocations, la baisse des ressources de l’Église,l’application de la réforme liturgique, incitent à se poser la question… d’autant qu’elles s’accompagnent (ou ont provoqué)une crise de l’architecture religieuse… Cinquante ans plus tard, cette question est, si l’on ose dire, cruciale. Le mot de Maurice Barrès est lui aussi d’actualité : « La solidité physique des sanctuaires, c’est d’être moralement féconds. Parlons, écrivons, plaidons, projetons le plus de lumière que nous pourrons sur la noble église du village. La plus belle louange que nous en pourrons dire n’est rien auprès du service que lui rend le prêtre s’il la remplit de fidèles. Il est impossible de restaurer les églises si l’on ne restaure pas en même temps les âmes9 ».

Bibliographie

D. Menozzi, « L’Église et les arts visuels, Éditions du Cerf, 1991.

« Eglises parisiennes du XXe siècle » Action artistique Ville de Paris, 1996

« Edifices religieux du XXe siècle en Ile-de-France » sous la direction de Claire Desvignes-Dumas, Beaux-Arts Éditions, 2013.

« Patrimoine sacré XXe-XXIe siècles » P-L Rinuy, A. Le Bas, C. Desvignes-Dumas,Editions du Patrimoine/ Centre des monuments nationaux.

« Créations contemporaines en vitrail : vitraux du XXe siècle et architecture sacrée » Centre international du vitrail de Chartres, Mai 2005.

« En quête de modernité, Églises lorraines des Trente Glorieuses » Lucile Pierron ,Métis Presses, 2021 .

« Jean Paul II et les artistes » Pascal Fagniez, Éditions de l’Emmanuel , 2007.

« Églises de France reconstruites » catalogue d’exposition du 6ème Salon d’Art sacré au Musée d’Art Moderne de Paris, septembre-octobre 1956.

Pie Régamey « Reconstruire les églises », in « L’Art sacré » cahier n°1 (à la reparution de la revue en 1946)

Article publié dans la revue Una Voce n°341 de Mars – Avril 2023

  1. Renzo Piano (né en 1937) a parachevé ce travail par la construction d’un couvent et d’une porterie inaugurés en 2011.
  2. François Boespflug. Art et liturgie : l’art chrétien du XXIe siècle à la lumière de « Sacrosanctum concilium ». In: Revue des Sciences Religieuses, tome 78, fascicule 2, 2004. pp. 161-181.
  3. ibid.
  4. lettre à Le Corbusier, 1953
  5. Georges Mercier « La tendance non-figurative dans l’art sacré chrétien contemporain » Thèse de doctorat ès lettres, de Boccard, 1964.
  6. au Congrès international des artistes catholiques.
  7. sans passer par la Congrégation pour la cause des saints.
  8. Jacques Baboulène, Michel Brion, Jean-Marie Delalande « Faut-il encore construire des églises ? » Éditions Fleurus, 1970.
  9. Maurice Barrès « La grande pitié des églises de France », Emile-Paul Frères, 1914. Réédité par les Presses universitaires du Septentrion et l’INHA, 2012.

HILDEGARDE de BINGEN : le chant pour l’ouverture aux réalités célestes et la louange divine.

Née à Bermersheim, près d’Alzey, en Hesse (ses ancêtres étaient barons du lieu), Hildegarde fut confiée, à huit ans, aux bénédictines de Disibodenberg. À quinze ans, elle reçut le voile des moniales et, à trente-huit ans, fut élue abbesse (1136). Elle fonda en 1147 un nouveau monastère dans un lieu moins riant, à Rupertsberg, et y transféra sa communauté.

Le monastère de Rupertsberg abritait un hôpital où elle a pratiqué la médecine qu’on appellerait aujourd’hui holistique et dans une perspective écologique : culture de plantes et légumes permettant une nourriture saine et des traitements médicamenteux. Hildegarde a fixé le savoir médical de son époque et certains monastères s’inspirent encore de nos jours de ses techniques et agencements de culture.

Elle a joui de visions qu’elle a transmises dans ses écrits, principalement le Sci vias (Connais les voies du Seigneur), qui met la doctrine de l’Église en tableaux allégoriques et évoque l’essence et le devenir de l’Église symbole de la relation entre l’homme et son créateur; le Livre des mérites, qui présente les données de la morale chrétienne sous une riche imagerie symbolique puisée dans les Écritures, la règle de saint Benoît et les Pères de l’Église ; le Livre des œuvres divines, d’allure plutôt scientifique. Dans « Physica » et « Causae et curae » elle aborde la médecine avec un sens solide des réalités terrestres qui ne contredit pas sa sensibilité mystique. Elle utilisa une langue inspirée et complexe qui a parfois réservé ses écrits aux érudits, tout en cherchant avec ferveur une harmonie toute inspirée de l’harmonie musicale : le terme symphonia qu’elle utilise régulièrement désigne l’harmonie musicale autant que l’harmonie céleste, l’âme elle-même étant « symphonique ».

« la musique, et par elle la liturgie , furent les instruments les plus efficaces dont disposa la culture du XIe siècle. Les mots permettent de sonder les mystères du monde et conduisent à Dieu. La mélodie mène vers Lui plus directement encore par ce qu’elle laisse percevoir des accords harmoniques de la Création, et par le moyen qu’elle offre au cœur humain de se coupler dans la perfection des intentions divines. » écrit Jean Marie Marchal à propos d’Hildegarde de Bingen1, et de ses Symphonia armonie caelestium revelationum (vers 1150), qui sont une transcription musicale de ses visions. La plupart de ses œuvres sont destinées à l’office, qui se prêtait mieux à des innovations de contenu. L’art d’Hildegarde de Bingen est d’une grande simplicité : ses compositions sont construites sur un nombre réduit de fragments mélodiques combinés et enrichis de mélismes, et ravissent par leur concision et leur lyrisme solennel. Des écoles différentes proposent des interprétations tantôt sobres voire austères (Organum) tantôt vibrante d’émotion toute intérieure et inspirée ( Sequentia, Oriscus).

Hildegarde de Bingen a laissé aussi plus de trois cents lettres énergiques et clairvoyantes adressées à de grands personnages, y compris au pape et à l’empereur. Enfin, dans l’administration de son monastère, Hildegarde a montré une fermeté, un savoir juridique, une prudence et une habileté remarquables. Avec la conviction que « l’homme est la clôture des merveilles de Dieu. »

Bibliographie

  • « Sainte Hildegarde, docteur de l’Eglise » Thierry Fourchaud , Editions Bonne nouvelle, 2013.
  • « Sainte Hildegarde » Jacques Christophe, Gallimard, 1942 (épuisé, réédition numérique).
  • « La science médicale de sainte Hildegarde » Dr Wighard Strehlow, Éditions Médicis, 2008.

Discographie

  • « Voice of the blood », Ensemble Sequentia, Deutsche Harmonia Mundi, RCA B00G2IAVQM, 1995.
  • « O nobilissima Viriditas », Catherine Schroeder et l’ensemble Discantus, Champeaux, 1996.
  • « Sponsa regis », La Reverdie, 2003, Sony B01KAU7U80.
  • « Celestial Harmonies », Oxford Camerata et Jeremy Summerly, Naxos B001716J1K 2008, Sony B0056K4VX6.
  • « Stella Maris, Hildegarde de Bingen », Ensemble Oriscus, SKU5114917, novembre 2022.

Article publié dans la revue Una Voce n°340 de Janvier – Février 2023

  1. www.crescendo-magazine.be, juillet 2020.

La musique, la voix, pour l’équilibre physique et psychologique

« L’Esprit du Seigneur s’était retiré de Saül et un esprit mauvais, venu du Seigneur, le tourmentait. Ses serviteurs lui dirent « voici qu’un esprit mauvais te tourmente. Tes serviteurs sont à ta disposition. Ils chercheront un homme qui sache jouer de la lyre. Ainsi, quand un esprit mauvais, venu de dieu, t’assaillera, il en jouera et cela te soulagera. Saül dit à ses serviteurs «  trouvez-moi donc un bon musicien et amenez le moi. Ils firent appel à David. Ainsi, lorsque l’esprit de Dieu assaillait Saül, David prenait sa lyre et en jouait. Alors Saül se calmait, il se sentait mieux et l’esprit mauvais se retirait de lui » (Samuel, Livre I, XVI, 14-17, 23).

L’homme et la musique : l’histoire millénaire d’un langage universel

La musique est apparue avant l’agriculture dans l’histoire de l’humanité. Des instruments de musique figurent parmi les objets les plus anciens retrouvés par les archéologues et figurent dans certaines peintures rupestres.
Dans l’histoire de la musique, l’homme a d’abord chanté puis inventé les instruments pour imiter son chant. Les premiers instruments utilisés par l’homme étaient des instruments rythmiques, parce que la voix ne marquait pas efficacement le rythme. Les instruments mélodiques sont venus ultérieurement, dans la recherche d’autres sonorités1, mais toujours à l’imitation de la voix.
Selon la psychanalyste Marie-France Castarède, le premier homme parlant ressemble, par la configuration de son cerveau, au bébé actuel dans la première année de sa vie : tous les deux privilégient le langage des émotions transmis par la voix, bien avant que les idées et les concepts se forment et puissent s’exprimer. L’échange vocal est « musical », par la vocalisation « régressive » qu’utilisent les adultes pour s’adresser au bébé, mais il est aussi déjà « à l’unisson » plutôt qu’en répliques alternées. (« Au commencement était la voix » Éditions Erès, 2005)

Athénée de Naucratis, dans son livre XIV des « Deipnosophistes » cite Théophraste qui affirmait en l’an 371 avant notre ère que la musique générait et modifiait des états d’humeur différents selon les modes musicaux de l’Antiquité : lydien(tritus)phrygien(deuterus)dorien(protus)hypolydien, hypophrygien, hypodorien, myxolydien (tetrardus). Ainsi, le mode phrygien était réputé calmer certaines névralgies et agir sur la mélancolie, le mode dorien incitait à la retenue l’esprit possédé. En Chine au troisième siècle avant notre ère, Lu Buwei, chancelier de l’État de Qin, aboutissait aux mêmes conclusions : les sons possèdent leurs propres règles et un son fort brouille l’entendement, un son faible le déçoit, un son aigu l’inquiète, un son grave l’oppresse.

Au Ve siècle de notre ère, le médecin romain du Ve siècle Caelius Aurelianus a théorisé l’action des différents modes musicaux sur l’esprit et le corps humains et a traduit et complété les œuvres du Grec Soranos d’Ephèse sur les maladies aigües (publiées à la Renaissance sous le titre « De morbis chronicis ») : chaque mode dégage une atmosphère particulière et provoque un état différent. (photo 1: « De morbis chronicis »)

Boëce au VIe siècle, dans « De institutione musica », décrit la musique comme « un nombre rendu audible » et la divise en trois niveaux : la musica instrumentalis, la musica humana (voix), la musica mondana.Tandis que la musique « humaine » organise l’homme en son intériorité micro-cosmique, assurant l’équilibre des quatre humeurs sanguine, lymphatique, colérique et mélancolique, la musique « du monde  » est définie comme l’ organisation macro-cosmique du monde et de ses éléments.
Au IXe siècle, le philosophe et astronome arabe Ibn Isääq Al Kindi reprend la même différenciation et met aussi les modes musicaux en correspondance avec certains effets sur l’âme. Ibn-Sinä (plus connu sous le nom d’Avicenne), un siècle plus tard, développera ces actions de la musique sur l’esprit dans son « Livre de la guérison ».

Bartolomé Ramos de Parega dans son traité « Musica pratica » (1482) établit un lien fonctionnel entre un ton musical, un trait de caractère ou plutôt une « humeur », et une caractéristique astrologique. Le tonus protus correspond au phlegme et à la Lune, le deuterus à la bile et à Mars, le tritus au sang et à Jupiter, le tetrardus à la mélancolie et à Saturne. Le poète et philosophe italien Marsile Ficin (1433-1499) qui a traduit Platon, explicite l’effet du son musical : « par l’air purifié il excite l’esprit aérien, par l’émotion il affecte les sens et en même temps l’âme. Par la signification, il touche l’intellect. Finalement, par le mouvement même de l’air subtil, il pénètre profondément et avec véhémence.Par son harmonie,il caresse suavement par la conformité de sa qualité, il nous inonde d’une merveilleuse volupté. Par sa nature tant spirituelle que matérielle,il saisit d’un seul coup l’homme tout entier, et il le possède complètement »2. Un siècle et demi plus tard, le compositeur et gambiste hollandais Johannes Schenk ( 1660-1712) assure que « beaucoup de faits montrent que Dieu, dans sa bonté et dans sa toute-puissance, a donné aux harmonies musicales l’admirable propriété de calmer les sentiments troublés de notre âme, de rendre des forces à notre intelligence et de l’exciter à nouveau : mes nombreuses expériences le prouvent »3.

Les précurseurs de la musicothérapie

Le savant et jésuite Athanasius Kircher (1602-1680) est considéré comme le précurseur de la musicothérapie. Kircher est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages dans des domaines aussi différents que l’astronomie, la géologie, la biologie, le magnétisme4, la lumière, et de deux mille lettres échangées avec les savants de son époque (Leibniz en était friand). Dans sa somme de musicologie (« Musurgia universalis » ,1650), il établit une méthode de classification des styles musicaux fondée sur des caractéristiques sociales et nationales et pose les bases de la musicothérapie.

Dans son « Traité des effets de la musique sur le corps humain » (1803), Joseph-Louis Roger rappelle que Xénocrate fit creuser des tiges d’éllébore pour guérir les maniaques et constate que « la musique détourne l’attention de l’âme, l’occupe par un doux plaisir, imprime au fluide nerveux un cours égal qui s’oppose aux désordres de l’esprit et à des maladies spasmodiques.(..) Si nous pouvons concevoir de quelque manière le bonheur de la vie future, je ne connais que le plaisir de la musique pour nous en fournir l’idée ».

Au début du XIXème siècle, l’anatomiste Gall avait décomposé l’esprit en un certain nombre de facultés et attribué une localisation à chacune au niveau du cortex cérébral.Le médecin des campagnes napoléoniennes Bouillaud (1796-1881) a exposé en 1825 sa thèse de localisation frontale d’un centre du langage. Broca (1824-1880) poursuivit ces recherches et localisa précisément le contrôle de la parole dans la troisième circonvolution frontale de l’hémisphère gauche, dite depuis « aire de Broca », démontrant aussi l’asymétrie des hémisphères cérébraux et approfondissant l’étude de l’aphasie. Ce n’est qu’après 1950 qu’a été mis en évidence le rôle de l’hémisphère droit dans les capacités visuelles, spatiales, l’attention et la musique. La musique a la particularité d’être concernée par les deux hémisphères cérébraux : l’hémisphère droit est le siège du ressenti de la mélodie, du timbre et du ton, qui permet le traitement et la mémorisation des sons. Mais c’est dans l’hémisphère gauche que se déploient le rythme et la mesure.

La musicothérapie pour l’équilibre de l’esprit et l’expression de l’âme

Les bases étaient donc jetées depuis longtemps pour aboutir à l’émergence d’une discipline paramédicale, la musicothérapie, qui se définit comme un ensemble de pratiques d’accompagnement thérapeutique, de soutien et de rééducation utilisant les sons et la musique sous toutes ses formes, comme moyen d’expression, de communication, de structuration de la relation avec le monde extérieur.A la jonction de l’intériorité de la personne et de sa projection par la voix ou l’instrument de musique vers le monde extérieur, la musique met en jeu des processus complexes que la thérapie peut convoquer et accompagner pour des personnes présentant des difficultés liées à des troubles psychiques, sensoriels, physiques et neurologiques, en élaborant un langage apte à susciter et exprimer des émotions et des sentiments de façon non verbale. Il est courant de nos jours d’utiliser la musique et les techniques psycho-musicales, tant en thérapie de troubles psychotiques, névrotiques, comportementaux, psycho-sociaux, qu’en rééducation de patients cérébro-lésés (voir encadré), ou souffrant de séquelles d’AVC, voire en analgésie pré-anesthésique et en soins post-opératoires.

Dès le début du XIXème siècle, Philippe Pinel(1745-1826)institue à la Salpêtrière le « traitement moral de la folie » , recommandant d’améliorer le cadre de vie des malades aliénés, tant par l’hygiène et des activités encadrées que par la musique, « douce et harmonieuse, à diffuser par intervalles, et d’autant plus facile obtenir qu’il y a toujours dans les hospices un artiste distingué dont les talents languissent, faute d’exercice et de culture »5. Dans le même esprit, le Dr François Leuret(1797-1851) voulut expérimenter la pratique du chant choral et de la musique de fanfare pour le « traitement de la folie » (1846).

Des travaux menés en Amérique du Nord (Willem van de Wall6, Gottfried Schlaug7 ), en Angleterre (British Society for music therapy and remedial music, 19678 ), en Autriche (1959)9 ont fait avancer la discipline. En France, la fondation du premier centre ARATP10 en 1965, puis le lancement de la première formation universitaire de « musicothérapeute » à Montpellier en 1978, de la première association française de musicothérapie et du centre international de musicothérapie (1981) sous l’impulsion d’Edith Lecourt ont été autant d’étapes décisives.

La Revue française de musicothérapie a été créée en 1981 et la Fédération française de musicothérapie en 2016. Les universités de Montpellier, de Nantes, de Caen et de l’université de Bourgogne mènent des recherches en neurologie et neuro-imagerie, sur la perception, la mémorisation et l’émotion musicales. Dans les années 2010 a été lancé un vaste projet de cartographie cérébrale de la mémoire musicale chez des sujets musiciens et non-musiciens. La neuro-imagerie démontre que les différences anatomiques les plus notables, entre musiciens et non musiciens, se situent au niveau de l’hippocampe, région clé de la mémoire. Une augmentation de densité de la substance grise est observée chez les musiciens : elle est corrélée avec le nombre d’années de pratique musicale, mais non avec l’âge de début d’apprentissage11.

Le regretté Louis-Marie Vigne, dans un entretien à « La Vie » insistait sur la nécessité d’ « intérioriser la parole » par son intégration dans le corps : « la parole, de proclamation, devient intériorisation, elle entre en nous, nous pénètre et, par le chant, nous la rendons à celui qui nous l’offre. Le chant est à la fois intériorisation et offrande de cette même parole à Celui de qui nous l’avons reçue ». Et d’ajouter « le chant grégorien est une technique corporelle,on chante avec l’ensemble de son corps, avec sa respiration, avec tout son être. C’est une tradition corporelle de l’Occident ».
Qu’il nous soit permis de lui emprunter sa conclusion : « la modification de notre conscience du temps est une des plus belles vocations de la musique, mais dans le mélisme, cela devient palpable. Ce sont des moments d’éternité qui s’insèrent dans le temps. ».

Article publié dans la revue Una Voce n°340 de Janvier – Février 2023

  1. « Origine des instruments de musique » A. Schaeffner, Mouton Éditeur, 1968.
  2. « De triplici vita » 1489. Traduction de 1581 « Les trois livres de la vie » Arthème Fayard, 2000.
  3. « Observationum medicarum rariorum » chez Jean-Antoine Huguetan, Lyon, 1644.
  4. Kircher attribue à chacune des personnes de la Trinité une des trois forces caractérisant l’aimant : au Père « qui embrasse toutes les choses en Lui » convient la force attractive (vis attractiva), au Fils « Logos et Sagesse », la force qui dispose(vis dispositiva), à l’Esprit Saint qui est amour, la « force de connexion »(vis connectens)
  5. « Traité médico-philospohique sur l’aliénation mentale », J-A Brosson à Paris,1809.
  6. In « Musics in Hospital », Russell Sage Foundation, 1946.
  7. Harvard medical school (www.musicianbrain.com).
  8. Où la violoniste française Juliette ALVIN créa la première formation de musicothérapeute.
  9. Hochschule für Musik und Darstellende Kunst à Vienne.
  10. Association de rééducation et d’application des techniques psychomusicales.
  11. Travaux de recherche du Pr Hervé Platel, INSERM et NIMH de l’université de Caen.

Henri Pourrat : une liturgie de la Création

Atteint de tuberculose dès son adolescence, Henri Pourrat né à Ambert (Puy-de-Dôme) en 1887 dut renoncer à des études d’agronomie et fut ajourné en 1914 (ce qu’il regretta profondément. Il se vit contraint de passer de longs mois au repos forcé. D’intenses lectures qui étaient sa seule distraction lui révélèrent sa vocation d’écrivain et la nature fut son inspiration et le thème majeur de son œuvre. Les bois et les champs de son Auvergne natale arpentés lors des promenades de santé nécessaires à sa guérison, le rythme des saisons et des travaux agricoles, ont créé le décor d’histoires enracinées dans le réel, où l’équilibre des personnes et de leurs relations doit tout au même respect de la nature.

Trop facilement cantonné, sans doute à cause du succès du premier volume de « Gaspard des Montagnes » couronné par le Prix littéraire du Figaro en 1921, au caractère « régionaliste » de son œuvre, Pourrat n’appréciait pas d’être taxé de poète du « régionalisme de papier » : il y voyait comme une « sous-littérature » tournée vers le pittoresque local, voire un « sous-exotisme » artificiel pour touristes inféodé à la doctrine du « Touring Club ». Son principe était tout autre : « régionalisme, pour que cela signifie quelque chose, il faut que ce soit connaissance et amitié de l’âme populaire »1.

La Nature pour guide

De la collection qu’il dirigea aux Éditions des Horizons de France, Pourrat précisa bien aux auteurs qu’il sollicita (Francis Jammes, Léon Daudet, Colette, Joseph de Pesquidoux, Valéry Larbaud et Paul Claudel) qu’elle n’était pas une entreprise de régionalisme et qu’il cherchait des écrivains « probes, nourris de la sève toujours neuve qui monte de la nature »2. Il édita dans son premier numéro un texte de Charles Péguy. Et d’affirmer dans Le Blé de Noël que Claudel lui-même était un « terrien » appartenant à « la plus vieille tradition française, la paysanne », louant son écriture faite de « mots courants, qui prennent chez lui comme une valeur de vie, un intérêt dans la vie en ronde bosse ».

Dans son essai « La Grande cabale » Pourrat exaltait l’« esprit de vie » de la nature » et la « sagesse de l’homme formé par la pratique de la nature » qui le fait accéder au « sens du mystère », au « sens de l’ensemble », et prendre part au « grand mouvement de la création lancée de la main de Dieu »3. Claudel a bien perçu et apprécié ce « mystère spécial » de la « vieille terre » (Lettre 16 de la correspondance Henri-Pourrat -Paul Claudel) et ne pouvait que souscrire à la vision de Pourrat d’une nature « souvenir du jardin perdu et promesse du paradis ». Il confirme que, pour lui aussi, « il n’y a qu’une tradition, l’usage, le peuple, la nature » (Lettre 24).

Claudel et Pourrat : une admiration réciproque

Quand Pourrat adressa à Claudel en 1925 son Gaspard des montagnes, il ne cherchait pas seulement à entrer en contact avec lui pour recueillir une critique. Il espérait aussi « recevoir une force » car, très éprouvé par la maladie, il avouait « manquer de foi, de force, de « cette chaleur permanente qui vous soulève, vous pousse et vous fait travailler dans la joie », se sentant douter malgré une certitude : il ne pourrait trouver de solidité que dans le catholicisme et « sa vérité absolue comprenant et expliquant tout ».

Claudel se disait émerveillé par « la belle épopée paysanne « de « Gaspard des montagnes » et voyait en Pourrat le chantre du « mystère et de cette poésie spéciale qui sont ceux de la campagne française ». C’est ainsi que débuta leur correspondance.

Henri Pourrat considérait Claudel comme « un initiateur », dans la filiation spirituelle et poétique de Rimbaud, avec lequel il lui semblait partager « l’esprit de vigueur, la roideur, et une singulière puissance de relief », capable de doter la littérature d’une « troisième dimension »4, en somme « le plus grand poète catholique d’aujourd’hui »5. Le projet de Pourrat d’une anthologie claudélienne, soumis dans ses linéaments à l’auteur puis à des éditeurs, ne vit toutefois pas le jour.

Pourrat et Claudel étaient en accord parfait sur le rôle du poète : indiquer « les chemins et les passes », suivre une « piste de chasse à travers la feuille et l’herbe », afin « d’entrevoir, par instants, sous les vapeurs, le jardin défendu qui n’est autre que ce monde enfin relevé de la chute et tel que nous saurons le voir quand toutes choses seront dans le Royaume »6.

Synthèse d’une création littéraire et de la compréhension du monde et de la Création, la poésie doit donc servir la connaissance. « Une connaissance qui ne serait pas seulement science, mais amitié »7.

Le paysan, détenteur d’une sagesse

L’œuvre la plus aboutie, celle aussi de la maturité, Le Trésor des contes, fut publiée de 1948 à 1962. Pourrat y réunit tous les contes qu’il a entendus au cours de plusieurs années de promenades dans la montagne, restituant avec l’ambiance intime et mystérieuse des veillées toute la vie tant intérieure que sociale qu’ils mettent en scène et que l‘ écrivain des villes néglige ou méprise. Avant lui, George Sand avait aussi recueilli patiemment dans son Berry natal toute une tradition orale de légendes et contes régionaux dont son œuvre est nourrie et qu’elle a contribué à conserver dans le temps.

C’est la paysannerie qui est porteuse de vie et de sagesse. Elle est selon Henri Pourrat un témoignage vivant de ce que peut être la Chrétienté. Ses « Contes » ont pour ambition de livrer « le secret perdu de la montagne » et d’apprendre au lecteur ce que savaient « les gens d’ici », plus important que toute sagesse : « qu’il faut toujours être porté de bon vouloir, ne pas vivre tant qu’on n’aura pas mis de l’amitié dans l’air, ne s’ébahir de rien, et, tourné du côté de l’espérance, aller, marcher, se porter toujours plus outre »8.

L’accord de deux poètes chrétiens

La correspondance entre Claudel et Pourrat ne fut pas un échange de confidences intimes et de propos lénifiants. Claudel a pu être rangé dans les croyants professant une foi triomphaliste et un optimisme béat, Pourrat dans les catholiques conservateurs. Or c’est un dialogue sur la part d’inquiétude et de souffrance inhérente à tout engagement religieux « le sentiment de la présence invisible sur notre épaule gauche de cette croix sans laquelle il n’y a pas de chrétien » (Claudel, lettre 3).

Leur accord se fit aussi sur l’idéal commun d’une société chrétienne et la vision d’un monde ordonné par Dieu. « Christianisme et civilisation, au bout du compte, ça ne fait qu’un »9. Pourrat ne fut pas un auteur de religion, mais un auteur religieux.

Bibliographie

« Henri Pourrat, sa vie et son œuvre » Roger Gardes, Centenaire Henri Pourrat, Annales du CRDP de Clermont-Ferrand 1987.

Article publié dans la revue Una Voce n°339 de Novembre – Décembre 2022

  1. « La ligne verte » Editions de la NRF, 1929
  2. « Rencontres d’Henri Pourrat et Joseph de Pesquidoux à Chazeron » in « les nouvelles littéraires »,28 décembre 1929
  3. Henri Pourrat « La Grande cabale », Nouvelle revue française, septembre 1937.
  4. « Les Jardins sauvages » Editions de la NRF 1923.
  5. Henri Pourrat « Hommes de la campagne », in « Le Correspondant »,1927.
  6. ibid.
  7. Henri Pourrat « La ligne verte », op.cit.
  8. Henri Pourrat « Contes de la bûcheronne »
  9. Préface à « Maria » de son ami Lucien Gachon (1894-1980).

Saint Seurin de Bordeaux

Seurin est considéré comme la figure de sainteté par excellence de Bordeaux, et l’église qui lui est consacrée a pu faire de l’ombre à la cathédrale saint André, du fait de la présence de ses reliques. Même si aucune preuve historique de l’existence en Aquitaine de cet évêque1 n’est établie et même si ces reliques semblent avoir été amputées d’une moitié, réclamée par les chanoines de Sankt Severin de Cologne et rapatriée en Germanie, l’histoire et l’architecture de cette église en font un monument remarquable.

La nécropole d’une élite païenne et chrétienne

Saint Seurin est bâtie sur une nécropole du IVe siècle extérieure à la ville constituée vers le milieu du premier siècle av. JC autour du bassin portuaire et qui accueillit le peuple celte des Bituriges Vivisques. Fouillée en 1909-1910, puis en 1964-1966, elle révèle des vestiges d’enclos funéraires à ciel ouvert et surtout des maçonneries (ultérieurement enchâssées dans les murs d’une chapelle de l’église médiévale) constituant des mausolées destinés à recevoir des sarcophages, produits dans le courant du Ve siècle. Ce type de monument, rare en Aquitaine, semble avoir été réservé aux élites. On en retrouve l’équivalent à Marseille (Saint Victor), Grenoble (Saint Laurent), en Afrique du Nord (Tipasa) et en Croatie (Salone, aujourd’hui Solin). Le cimetière lui-même couvrait toute la place autour de deux églises (église Saint Georges et la chapelle du Saint Esprit, détruites au XVIIIe siècle. Il aurait accueilli les dépouilles des compagnons de Charlemagne morts à Roncevaux… et été consacré par les sept évêques évangélisateurs de la Gaule. Probables légendes confortant l’importance de l’église dédiée à Saint Seurin.

Dans une réorganisation de cet espace funéraire dont la plupart des aspects échappent aux archéologues, il semble qu’un bâtiment à abside vint partiellement recouvrir l’emplacement de l’enclos. Une première église funéraire est attestée par Grégoire de Tours au VIe siècle.

La crypte renferme les vestiges de la nécropole sur son emplacement d’origine : mausolées, sarcophages et tombeaux. Le sarcophage « au cerf » avec ses vagues illustre peut-être au Psaume 42, 1-2 (« Comme languit une biche après l’eau vive…). D’autres sarcophages arborent une riche sculpture de rinceaux de vigne et de lierre, de feuilles d’acanthe qui mettent en valeur le chrisme. Le cénotaphe massif de Saint Fort rappelle, lui, le culte particulier de ce saint, prié pour le don de force physique et spirituelle dont il fit preuve dans son martyre. Sa fête le 16 mai, attestée au XIVe siècle, voyait affluer les fidèles en procession, venant « jurer sur le fort » et prêter serment sur ses reliques2. Les maires de Bordeaux renouvelaient le rite le jour de leur élection, tel Montaigne en 1580.

Un tympan atypique

Assemblé probablement vers 1267 en réutilisant des éléments antérieurs du XIIe et début XIIIe siècles, c’est un portail gothique atypique en Aquitaine. Sur le Jugement dernier du portail central ne figurent ni le cortège des réprouvés, ni les tourments de l’enfer. Le tympan latéral gauche représente les saintes femmes au tombeau et les statues des ébrasements les douze apôtres portant les Saintes Écritures, en un cortège encadré de l’Église et de la Synagogue sous l’aspect d’une jeune femme aveuglée par la queue d’un dragon, ayant laissé échapper les tables de la Loi et sa couronne, renversée à ses pieds.

Les albâtres de l’ancien maître autel et de la chapelle de la Rose

Les quatorze plaques d’albâtre de retable de l’ancien maître-autel sont présentés dans un meuble en bois de 1862. Sculptées en Angleterre dans les années 1370 ou 1380, les scènes des vies de Saint Seurin et Saint Martial exaltent le rôle de la collégiale au sein de l’archidiocèse de Bordeaux. On peut y admirer la ciselure précise et chatoyante qui exalte l’évêque Seurin arrivant avec sa suite par bateau sur la Garonne ou l’évêque Martial qui se trouve témoin de la résurrection de son compagnon Alpinien.

Maître-autel – Albâtres

Les albâtres de la chapelle de la Rose s’inscrivent dans un ensemble construit entre 1427 et 1444, remarquable par sa qualité et son état de conservation La Vierge au bouquet de roses en albâtre peint et doré est sans doute postérieure. L’ordre arbitraire des douze plaques a été modifié dans les années 1850. Elles illustrent l’enfance de la Vierge : Joachim et Anne chassés du temple, Joachim parmi les bergers, la rencontre à la Porte Dorée, la naissance de Marie, Marie au temple, les fiançailles de Joseph et Marie, l’Annonciation, la Visitation, la Nativité, une curieuse « Adoration de la Vierge » par des personnages non clairement identifiés, et le couronnement.

La chaire d’intronisation : un siège à usage unique

Saint Seurin abrite un meuble singulier : réservé à l’archevêque de Bordeaux lors de la prise de possession de son office, après son accueil par le clergé de Bordeaux où il se rendait par bateau, ce siège de pierre placé sous un baldaquin ouvragé était pour l’archevêque le passage obligé avant l’entrée dans la cathédrale de Bordeaux le lendemain. Ce rituel suivait en général un séjour dans une abbaye ou une collégiale. L’investiture en église était beaucoup plus rare et les chanoines de la cathédrale de Bordeaux auxquels ce rite portait préjudice le contestaient. Le siège et son baldaquin utilisent tout le vocabulaire architectural d’une église (petits contreforts, fines colonnettes, tourelles et gâbles, flèches en réduction munies de crochets et de fleurons).

L’orgue au buffet néogothique construit par Gaston Maille vers 1885 a été relevé en 1956, puis en 2010. Les vitraux historiés de Joseph Villiet posés en 1866, avec leurs scènes tirées de la Bible bibliques et de la « Légende dorée », et la représentation des visiteurs de marque dont les souverains d’Aquitaine, achèvent d’affirmer l’importance de l’église Saint Seurin, classée monument historique dès 1840. Bien avant, l’ensemble de Saint Seurin (cénotaphes, mobilier liturgique, chaire d’intronisation) avait conforté les chanoines dans leur certitude que leur église était bien la cathédrale primitive de Bordeaux.

Bibliographie

« Saint Seurin, un site, une basilique, une histoire » sous la coordination d’Anne Michel, Ausonius Editions 2017.

Article publié dans la revue Una Voce n°339 de Novembre – Décembre 2022

  1. Grégoire de Tours le mentionne brièvement dans un texte du VIe siècle et Venance Fortunat lui aurait aussi consacré un récit qui n’a pas été identifié avec certitude.
  2. Un rite très populaire de bénédiction des enfants, assorti d’une lecture de Luc, 1,45,(« Heureuse celle qui a cru à l’accomplissement des paroles qui lui furent dites de la part du Seigneur »)y était pratiqué jusqu’en 1978, lors du pèlerinage du 16 mai.