L’Enluminure française : un art religieux depuis les premiers siècles

– Dossier : L’Enluminure française (Art. 1) –

C’est avec cette enluminure de couverture représentant la Pentecôte, figurant dans un livre d’Heures parisien du Maître de la Légende dorée de Munich1 que nous ouvrons ce dossier consacré à la technique qui fut dominante à la fin du Moyen Age : la décoration des manuscrits par des bordures imagées, des miniatures et lettrines peintes et rehaussées d’or. Nous nous sommes volontairement limités à la production française par des artistes qui d’ailleurs, parcouraient l’Europe pour se former comme le faisaient leurs confrères musiciens. L’enluminure est ainsi devenue vers le XIIIe siècle la première forme d’expression artistique du Moyen Âge qui soit réellement internationale. En témoigne la présence, de nos jours, de manuscrits enluminés dans les plus prestigieux musées et bibliothèques et du monde.

C’est au Moyen Âge que l’enluminure connaît son développement le plus riche. Mais cet art pictural liant texte, image et ornements, ne fut pas inventé à cette époque comme le vitrail. Les rouleaux de papyrus égyptiens étaient illustrés en couleurs. Des volumes illustrés, en particulier des textes scientifiques, sont attestés dans la période hellénistique et romaine, les illustrations constituant des points de repère dans des textes dont les colonnes n’étaient pas numérotées. Les plus anciennes miniatures peintes et encadrées datent du IVe siècle après JC, et le codex en parchemin avait déjà remplacé le papyrus, créant la page et sa succession en volumen. De très rares manuscrits sont parvenus jusqu’à nous, tels les quatre feuillets de l’Itala– une traduction de l’Ancien Testament- conservés à la Bibliothèque d’État de Berlin et deux manuscrits de Virgile, assemblés en Vergilius vaticanus , conservé à la Bibliothèque vaticane, ou encore les Aratea d’Aratus et l’Évangile de Cambridge d’Augustin2 conservé au Corpus Christi College de Cambridge .
A cette époque, il n’existait pas de différence fondamentale entre le langage formel païen et le langage chrétien : calendriers, poèmes, tables astronomiques, anatomies, étaient réalisés par les ateliers qui travaillaient tant pour l’Église que pour les dignitaires de l’État.
Au VIe siècle, la fabrication du livre passe de plus en plus au service de l’Église, avec toutefois une rigueur dans la décoration avec laquelle la période carolingienne va rompre.

Les périodes mérovingiennes et carolingienne

Autant on réalisa en Angleterre et en Irlande des Évangiles, indispensables pour la prédication dans une période de fondations, autant, en France, les scriptoria des couvents vouaient leurs soins aux livres liturgiques et théologiques. De cette époque d’évolution esthétique datent le Missale Gothicum et le Sacramentarium Gelasianum, le Sacramentaire de Gellone (B.N. Paris) et le Lectionnaire de Luxeuil (B.N. Paris). Il revient aussi au couvent de Luxeuil3 fondé par l’Irlandais Colomban en 590, la primeur de la première écriture calligraphique en minuscules.

Au VIIe siècle, l’interdiction de toute image à l’Est de la Méditerranée ne laisse subsister que la décoration florale « neutre » à travers les lignes abstraites de l’arabesque. A Byzance, l’art décoratif des Sassanides étend son influence jusque dans l’enluminure. Les Lombards qui pénètrent en Italie adoptent l’entrelacs, les Germains poussent l’ornementation aux motifs animaliers à sa perfection, et en Angleterre comme en Irlande les motifs celtiques offrent des ressources iconographiques inépuisables. En France, les nouveaux ateliers monastiques actifs au début du VIIe siècle conçurent la décoration non pas comme un superflu, mais comme un moyen de souligner l’importance de l’écrit. C’est alors que les initiales devinrent plus nombreuses et plus grandes, devenant des lettrines encadrées de la taille et à la valeur d’une image. Flore et faune forment des éléments animés qui enserrent le contour géométrique des lettres.

À l’époque carolingienne, les manuscrits vont être commandés par des personnages qui laissent leur nom aux ouvrages qu’ils ont fait réaliser : on voit alors apparaître l’Évangile d’Ebbon, le Sacramentaire de Drogon4, les Évangéliaires de Lothaire, les Bibles de Charles le Chauve… Charlemagne contribua à l’unification de l’écriture en remplaçant les diverses écritures mérovingiennes des capitulaires par une écriture universelle : la caroline. Dès l’an 800 presque tous les ateliers de copistes l’avaient adoptée. Ayant rencontré Alcuin5 en 781 à Parme à l’occasion du baptême de son fils, Charlemagne l’invita à prendre la tête du mouvement de réforme dont l’Evangéliaire de Godescalc est considéré comme le premier témoignage et fit lui-même exécuter quatre Evangiles luxueux (conservés à Trèves, à Londres, à Paris, et à la Bibliothèque vaticane. Il fonda une Ecole royale d’enluminure (Ecole Ada, du nom de sa demi-sœur).

La créativité et la production des ateliers carolingiens évoluèrent en richesse dès lors que les illustrations scientifiques et littéraires léguées par l’enluminure romaine de la Basse Antiquité furent rassemblées. Le cloître de saint Martin de Tours compte parmi les centres les plus fameux de l’enluminure à l’époque carolingienne : Bibles en un volume dont le texte fut révisé par Alcuin et ainsi diffusé dans toute l’Europe, à partir sans doute de la Bible paléo-chrétienne de 4406 qui se trouvait au IXe siècle à Tours.
Cet âge d’or de l’enluminure carolingienne s’acheva vers la fin du IXe siècle. Les écoles anglaise, allemande et espagnole dominèrent et l’art italien ainsi que l’art français leur empruntèrent leurs formes avant d’élaborer leur style propre. C’est la naissance d’un style
« roman » qui imprégna désormais les manuscrits dans toute l’Europe occidentale, qui atteignant sa maturité au XIIe siècle.

Période gothique

En dépit du caractère négatif du terme affecté par Giorgio Vasari à l’art « des Goths », un art barbare à ses yeux, il est toujours employé pour désigner l’art qui se développe en Europe du Nord au cours du XIIIe siècle. Vers 1200, la peinture de manuscrits évolue également (un peu plus tard que l’architecture) et est marquée par un effacement du hiératisme et de l’expressivité romanes au profit d’une d’une esthétique naturaliste inspirée des modèles antiques et byzantins. A cette même époque, l’essor de l’université parisienne et l’établissement de la monarchie capétienne contribuent à l’essor de Paris et y donnent à la production du livre une impulsion décisive. Les ateliers profanes installés sur la rive gauche de la Seine, remplacent les scriptoriums, et ce sont les libraires qui coordonnent le travail des parcheminiers des bords de la Bièvre7, des copistes, des enlumineurs et des relieurs, afin de répondre à la demande de l’université et de la Cour. Avant de s’adapter, après l’invention de l’impression, à de nouvelles techniques de production et de diffusion du livre.
Le gothique international brille donc en France, jusqu’aux désastres de la guerre de Cent ans qui entraînent un déclin de la production française dès 1420, laissant le champ libre aux Pays Bas bourguignons. Après 1440 toutefois, l’élan de la reconstruction et le mécénat permettent aux ateliers tourangeaux (dont celui de Jean Fouquet 1420-1481), angevins, nordistes et berruyers (atelier de Jean Colombe 1430-1493) et provençaux de prospérer.

Ère moderne

La Bibliothèque de l’abbaye Saint Pierre de Solesmes conserve un petit livre d’heures à l’usage de Marie-Augustine Laîné, pieuse bourgeoise de Cherbourg,copié et enluminé par sa fille Julia-Marie en 1934. A la veille de la deuxième guerre mondiale, la pratique de l’enluminure, très encouragée dans les revues de la fin du XIXe siècle, faisait encore partie des loisirs féminins. La scriptrice s’est inspirée de livres d’Heures de la fin du Moyen Age conservés à la Bibliothèque de Cherbourg.

Article publié dans la revue Una Voce n°342 de Mai – Juin 2023

  1. Le Maître de la Légende dorée tire ce nom du manuscrit illustré de 226 miniatures présentant la traduction, par Jean de Vignay, de l’ouvrage éponyme de Jacques de Voragine, et conservé à la Bayerische Staatsbibliothek de Munich.
  2. Augustin d’Angleterre (à ne pas confondre avec l’évêque d’Hippone) envoyé par le pape Grégoire le Grand en mission à Cantorbéry en 596.
  3. pillé et détruit par les Maures en 732, puis de nouveau , après restauration, par les Normands au IXe siècle, dans cette petite ville déjà ravagée par Attila en 451.
  4. Ebbon (775-851) fut évêque de Reims et légat du pape Pascal 1er, Drogon (801-855) évêque de Metz et grand mécène des arts.
  5. Érudit anglais (735-804) qui écrivait en latin.
  6. exécutée à Rome à titre de proclamation papale contre les Manichéens.
  7. décrits avec talent par J.K. Huysmans dans « La Bièvre et Saint Séverin »(1898)