Églises de Vienne

VOTA MEA REDDAM IN CONSPECTU TIMENTIUM DEUM (Ps. XXI)

Que j’accomplisse le vœu que j’ai formé devant ceux qui craignent Dieu

L’église de Charles : Charles Borromée, le saint Cardinal à l’œuvre immense et révéré bien au-delà de son Piémont natal, qui fut invoqué pendant la grande peste de 1713 qui emporta plus de huit mille personnes à Vienne. L’empereur Charles VI (1685-1740) la fit ériger en 1716, après l’extinction de l’épidémie en 1714. Il fit collecter des fonds et matériaux de construction dans tout son empire (états héréditaires, ainsi que la Sardaigne, Milan, Naples, les Pays-Bas espagnols et les pays de la couronne de Hongrie). Elle fut consacrée le 28 octobre 1737.

Une histoire mondiale de l’architecture et
Un des « plus grandioses espaces religieux du monde »

L’architecte Josef Emanuel von Erlach succéda en 1723 à son père Johann Bernhard, vainqueur d’un concours organisé pour l’édification de l’église votive.
La façade centrale est dominée par un portique à six colonnes de style gréco-romain, surmonté d’un fronton triangulaire, évoquant les temples antiques. Deux anges à l’avant du portique symbolisent l’Ancien et le Nouveau Testament.

Le portail est encadré par deux colonnes monumentales inspirées de la colonne de Trajan à Rome, hautes de 47 mètres, arborant les aigles impériaux à leur sommet et richement sculptées en spirale avec des scènes illustrant la vie de saint Charles Borromée. Elles évoquent également les colonnes Jakin et Boaz du Temple de Salomon, ainsi que les Colonnes d’Hercule, soulignant la continuité entre l’Empire romain et le Saint-Empire romain germanique.

Le saint élève sa prière au-dessus du portail, entouré des vertus de miséricorde (le pélican), de pénitence (le serpent) de l’ardeur de la prière (le coq) et de la religion (la licorne).

Une imposante coupole elliptique, haute de près de 72 mètres, surmontée d’un lanternon accessible par un ascenseur panoramique est percée de fenêtres offrant une lumière rayonnante et ornée de fresques baroques. La vaste fresque de Johann Michael Rottmayr, de plus de mille mètres carrés, représente ’apothéose de saint Charles Borromée, avec des scènes célestes et glorifiant la sainteté du personnage. Dans l’une d’elles on reconnaît l’ange brandissant l’épée de la punition divine sur Vienne au-dessus du portail d’entrée, qui replace l’épée dans son fourreau, indiquant ainsi la fin de l’épidémie. Les vertus théologales encadrent la scène, la Foi présentant l’Eucharistie en une figure splendide qui triomphe sur le diable, le mensonge et l’hérésie.

Le maître-autel est, lui aussi, structuré en plusieurs foyers optiques et saint Charles Borromée semble y flotter au-dessus du tabernacle sous la lumière divine qui surgit d’une couronne de nuages éclatants. Les hauts-reliefs représentent les évangélistes, (leur relief se détachant donc légèrement du mur) alors que les Pères de l’Église ((Ambroise, Grégoire, Jérôme, Augustin) sont, eux, entièrement sculptés : l’artiste signifie ainsi que la compréhension correcte de l’Évangile ne peut se faire que par le Magistère.

Plusieurs chapelles latérales jalonnent les bas-côtés. Si, à l’extérieur se trouvent la représentation de la peste, la mort, le désespoir., c’est à l’intérieur que se forge l’espérance, avec plusieurs représentations du Christ Sauveur. Les peintres les plus réputés de leur époque ont dont contribué à la décoration de ces chapelles : Sebastiano Ricci (1659-1734) pour l’Assomption de Marie, Daniel Gran (1694-1757) pour la représentation de Sainte Elisabeth du Portugal, patronne de l’impératrice Elisabeth, épouse de Charles VI, Jacob van Schuppen (1670-1751) pour « Lucas, composant le portrait de Marie Mère de Dieu.

Un haut lieu de la musique sacrée

Encouragée par les empereurs, la composition et la diffusion de la musique sacrée a trouvé en la Karlskirche un cadre à l’acoustique exceptionnelle. Johann Joseph Fux (1660-1741) composa pour cette église une missa canonica a capella, Christoph Willibald Gluck (1714-1787) un oratorio et Charles Gounod (1818-1893) un Requiem, en Ré mineur. La célèbre messe allemande de Schubert (1797-1828) a été donnée ici pour la première fois.

L’orgue baroque date de 1739 se compose en réalité de trois orgues distincts intégrés dans un même instrument. Ces trois orgues sont alimentés par une soufflerie commune, ce qui permet de jouer sur chacun d’eux séparément ou simultanément, offrant ainsi une grande richesse sonore et une grande flexibilité d’interprétation. Au centre se trouve l’orgue baroque en courbe de 1739, encadrée par des compléments angulaires de 1847 qui ont fait passer l’orgue, de 18 à 31 registres. La restauration la plus récente et la plus significative de l’orgue de la Karlskirche a été réalisée en 1989 par le facteur d’orgues autrichien Gerhard Hradetzky.

La Karlskirche est un triple témoignage artistique et sacré : grandeur de l’empereur, défense de la foi chrétienne et gratitude pour le sauvetage de la peste.

Saint Leopold am Steinhof

C’est sur l’emprise de l’établissement de soins psychiatriques du Steinhof, du nom d’une colline à l’ouest de Vienne en Autriche, et dont l’empereur François-Joseph a posé la première pierre en 1903, que l’architecte autrichien Otto Wagner (1841-1918) a construit l’église Saint Léopold.

Une église couronnant tout l’espace de soins
Cet établissement de soins créé par le gouvernement régional de Basse-Autriche en 1903 pouvait accueillir 2200 patients. C’était le plus grand et le plus moderne établissement psychiatrique d’Europe à l’époque et l’Église devait en être le couronnement et dominer toute la zone. Otto Wagner n’a construit que l’Église et fut assisté par les architectes Carlo von Boog. (1854-1905) qui décéda pendant la construction et Franz Berger (1841-1919).

La famille impériale n’apprécia pas l’esthétique du bâtiment et l’’héritier du trône. François -Ferdinand le fit savoir, déclarant préférer le style « Marie-Thérèse » et critiquant le « Jugendstil » qui inspira Wagner. La réponse polie de celui-ci « cette église a été simplement conçue dans le but de prier » lui valut de ne plus recevoir aucune commande de la famille impériale de sa vie. C’est d’ailleurs parce qu’elle a été construite relativement loin du centre et qu’elle n’était pas visitable puisque réservée à l’usage du personnel et des malades de l’institution que l’on a accepté cette architecture « délirante ». Otto Wagner persévéra dans son idée de base selon laquelle l’art se combine avec la fonctionnalité, qu’il faut non seulement regarder, s’émerveiller sur l’art, mais aussi l’utiliser. Il s’est laissé conseiller par le personnel soignant.

Ainsi Otto Wagner a-t-il orienté l’Église du Sud au Nord, et non pas d’Ouest en est. Il a installé de grandes fenêtres à l’ouest et à l’est afin que la lumière puisse pénétrer toute la journée et que les malades mentaux se trouvent dans une ambiance lumineuse. Il a ménagé des espaces où placer les malades les plus perturbés, proches des portes de sortie.

Un intérieur de lumière et de paix

On accède à l’Église par sa façade principale au Sud. La brique, matériau principal de la construction, a été revêtue de de dalle de marbre de Carrare de 2 cm d’épaisseur. Au-dessus des chapiteaux s’élève 4 figures d’ange en bronze. Derrière eux, avec un motif tourné vers l’extérieur, donc invisible de l’Intérieur, se trouve l’un des magnifiques vitraux en mosaïque du peintre et décorateur Koloman Moser (1868-1918), l’’un des fondateurs de l’atelier viennois. Il représente l’expulsion d’Adam et Ève du paradis.

La coupole de l’Église repose sur un tambour et surmonté d’une lanterne accessible de l’Intérieur et de l’extérieur : cette structure en fer pèse près de 100 tonnes. Elle est recouverte de tôle de cuivre.

Le magnifique baldaquin de l’hôtel principal attire le regard dès l’entrée et le chœur est éclairé par les 2 grandes fenêtres latérales réalisées par Koloman Moser représentant une fontaine. Derrière l’autel se trouvent des marches qui permettent aux prêtres de placer l’ostensoir de style art nouveau au-dessus du tabernacle. La chaire, conçue par Paul Neumann, n’est accessible que par la sacristie.Les murs de l’Église sont recouverts de dalles de marbre de 3 M de haut. La tribune autrefois réservée au personnel médical et administratif, où les patients n’étaient pas autorisés à entrer, abrite un orgue pneumatique rare à Vienne, construit par le facteur d’orgue Franz Joseph Sbwoboda, qui comporte 2 claviers de 5 et 3 registres et un pédalier à 3 registres.

Les saints représentés dans les vitraux de Koloman Moser regardent tous vers le retable du maître-autel, réalisé en mosaïque sur une surface de 84 m2. Il représente le Sauveur qui accueille au ciel les saints auxiliaires et l’intercesseur des malades. En bas à droite, Saint Léopold expose dans sa main la maquette de l’Église avec le Sauveur bénissant. Les 2 tableaux des autels latéraux représentent l’Annonciation et l’ange Gabriel.
Otto Wagner a apporté un grand soin à la conception de tous les détails de l’aménagement intérieur et des objets liturgiques. (Calice, ostensoir, bénitier, aspersoir, lampadaires et chandelier pour le cierge pascal.) Il a lui-même dessiné les luminaires principaux, les grilles de protection, les rampes d’escalier et jusqu’aux vêtements liturgiques. L’Église de Saint Léopold am Steinhof est une œuvre majeure d’Otto Wagner. Pensée pour la prière et les offices et pour permettre aux malades mentaux de pratiquer leur religion dans un environnement apaisant et inspirant, elle est en ce sens unique au monde.

Article à paraître dans la revue Una Voce n°352 de Juin-Juillet 2025

De l’Abbé Géorgel : le récit de l’humiliation que subit le pape Pie VI de la part Joseph II, empereur d’Autriche

Chargé d’affaires de France à Vienne, secrétaire d’ambassade, le jésuite vosgien Jean-François Géorgel, coadjuteur du cardinal de Rohan, est surtout connu pour ses « Mémoires de la Révolution française   pour servir à l’histoire des événements de la fin du dix-huitième siècle » en six volumes1. Il est aussi l’auteur d’un récit de voyage à Saint Pétersbourg, sorte de journal de voyage que publia son neveu vingt ans plus tard2.

La pyramide de Buchersdorff.

L’abbé Géorgel entreprend ce voyage en 1799 avec une délégation des Chevaliers de Saint Jean de Jérusalem allant offrir à l’empereur de Russie Paul Ier la grande maîtrise de l’Ordre.
Il en fait presque un guide de voyage, qui fourmille de relations diverses, allant des lieux traversés aux personnages rencontrés, sans oublier des commentaires sur le gîte et le couvert trouvés sur le chemin.

Sur le chemin de Vienne, la petite compagnie s’arrête à l’abbaye de Saint Polten, « dans la plus apparente et la meilleure auberge de cette petite ville, érigée en évêché, ainsi que Linz, sous Joseph II. Nous fûmes logés et servis aussi bien qu’on pourroit l’être dans la capitale ». Puis, en montant vers la capitale après cette étape : « Nous vîmes en passant à Buchersdoff la pyramide érigée par Joseph II, en mémoire de son entrevue avec le pape Pie VI, au-devant duquel cet empereur étoit allé jusqu’à Buchersdorff ».

Joseph II a fait ériger cette pyramide en mémoire de son entrevue avec le pape Pie VI en 1782.

Le voyage décevant de Pie VI vers l’empereur Joseph II

L’abbé Géorgel précise : 
« Après la mort de sa mère Marie-Thérèse, Joseph II développa ses idées réformatrices. Il crut devoir commencer par l’Église, en supprimant, sans consulter Rome, une quantité de maisons religieuses de l’un et l’autre sexe, s’empara de leurs biens, les vendit pour en faire une caisse de religion, où l’on devoit puiser pour l’entretien des nouvelles cures érigées par son ordre, et pour les dépenses assignées à l’enseignement public des écoles normales, ainsi qu’au soulagement des invalides, des orphelins et des pauvres vieillards ; il défendit aux évêques, au clergé séculier le recours au pape pour les cas jusque-là réservés au Siège de Rome, disant que par institution divine, ils avoient toute la juridiction nécessaire pour le gouvernement de leurs églises. Il ordonna aux religieux et aux religieuses supprimés de ne s’adresser qu’à leurs évêques, pour demander et obtenir la dispense de leurs vœux et leur sécularisation; il fit des réglemens pour l’exercice du culte dans les églises, fixa le nombre des messes qu’on y pouvoit célébrer (jamais il n’a fixé le nombre de messes à dire chaque jour dans une église ; seulement il défendît qu’on n’en dît plus d’une à la fois), défendit aux prédicateurs la controverse en chaire, leur ordonnant de se borner à la morale; il fit des réglemens pour diminuer les empêchemens dirimans dans les mariages, et obligea les parties contractantes de s’adresser aux tribunaux séculiers pour obtenir les dispenses de mariages.
Les réclamations si paternelles, si pathétiques, du souverain pontife n’ayant produit aucun effet, Pie VI, contre l’avis du sacré collège, voyant la plaie qu’un empereur catholique faisoit à l’unité et à la sainteté de la doctrine, se détermina à aller à Vienne, espérant que cette démarche et ses entretiens particuliers ramèneroient dans la bonne voie le prince égaré. Dès que Joseph Il le sut près d’entrer dans ses états, il donna les ordres les plus absolus pour que partout on lui rendit les honneurs dus au chef suprême de l’Église, et il se rendit lui-même, accompagné de son frère le grand-duc de Toscane3, et des grands de sa cour, jusqu’à Buchersdorff, pour le recevoir et l’accompagner à son entrée à Vienne. Il précéda le pape à Buchersdorff ; dès qu’il aperçut sa voiture, il alla au-devant de lui, et l’aborda avec le plus profond respect : le pape, en descendant, se précipita à son cou, et en le tenant étroitement embrassé, il lui marqua son attendrissement. Il fut reçu à Vienne avec les plus grands honneurs ; son carrosse étoit escorté par la garde hongroise à cheval ; les troupes de la garnison formoient la haie sur son passage ; les acclamations du peuple accouru en foule l’accompagnèrent jusqu’au palais impérial, où on lui avoit préparé un appartement. Pendant son séjour, Joseph II lui prodigua toutes les démonstrations de respect et de vénération qui étoient dues à sa personne et à sa dignité. »

Mais c’est tout ce que le saint Père put retirer de sa démarche. L’empereur en le quittant protesta de son attachement à l’unité catholique sans rien céder, et persista dans l’exécution de ses réformes.

L’abbé Géorgel commente le départ de Pie VI après cet échec :
Pie VI, en le quittant, lui dit : Je pourrois, je devrois peut-être user du pouvoir des clefs contre vos coupables entreprises ; mais Dieu vengera lui-même son Église, il vous arrêtera au milieu de votre carrière ; une mort prématurée vous attend. Je vais supplier la bonté divine de vous ouvrir les yeux, et de ne vous punir qu’en sauvant votre âme. Je tiens ces faits d’une source pure. L’événement a justifié cette prophétie.

Pie VI se contenta de donner la bénédiction papale urbi et urbi du balcon de l’église Am Hof (église des Jésuites, voir notre numéro 350) avant de rentrer à Rome.

Pie VI dans la tourmente de la fin du XVIIIe siècle en Europe

Après cet événement, tandis qu’il cédait en Russie à la pression de Catherine II et rétablissait la Compagnie de Jésus (1783-1784), le pape Pie VI eut bientôt affaire, en France, à la Constitution civile du clergé (1790), sanctionnée par Louis XVI en 1791 : poussé à l’intransigeance par les évêques français émigrés, et surtout par le cardinal de Bernis, Pie VI la condamna comme schismatique et hérétique, et frappa de suspens les évêques et prêtres qui prêteraient le serment civil. La Révolution française représentait pour lui et ses conseillers une telle monstruosité contre nature qu’elle ne méritait aucune concession.

Après l’annexion par la France (1791) des territoires pontificaux d’Avignon et du comtat Venaissin, les relations avec la France se détériorèrent encore davantage à la suite de l’occupation des États de l’Église par Napoléon, que consacra en partie le traité de Tolentino (1797). Le général Berthier occupa Rome en 1798 et y proclama la République après la préparation de la révolution l’année précédente par le général Duphot. Fait prisonnier, Pie VI, en dépit de son grand âge et de sa maladie, fut emmené à Bologne (1799), puis à Briançon, à Grenoble et finalement à Valence, où il fut incarcéré par les soldats de la République française comme « Giovanni Angelo Braschi, qui exerce la profession de pontife » et mourut en février 1802. Pie VI avait entrepris des projets ambitieux :la construction de la sacristie de la basilique Saint-Pierre, la restauration d’églises et monuments à Rome et l’assèchement des marais pontins.

Après ses obsèques civiles et son inhumation à Valence, son corps fut rapatrié à Rome en 1802 pour être inhumé dans la basilique Saint-Pierre. En réponse aux demandes des habitants de Valence, son cœur et ses entrailles furent transférés dans la cathédrale Saint-Apollinaire quelques années plus tard.

Joseph II eut une fin non moins tragique. Deux fois veuf (de Marie-Isabelle de Parme, morte en couches en donnant naissance à une fille, et de Josépha de Bavière, morte à 28 ans) il s’éteint de tuberculose à 48 ans, dans une grande solitude et sans héritier mâle.

La suite du voyage de l’abbé Géorgel

« Nous arrivâmes à Vienne de bonne heure, le mercredi 9 octobre. Les auberges qui nous avoient été indiquées étoient toutes remplies ; nous circulâmes pendant plus d’une heure avant de trouver un gîte. Nous y fûmes bien logés au premier, à 5 florins de Vienne par jour, pour quatre chambres de maître et une cinquième pour les domestiques. On est proprement et promptement servi. (..) Nous fûmes si mal servis par les postes d’Autriche, de Moravie et de Haute-Silésie, qu’en ne couchant qu’à Brünn, aux Trois Princes (où l’on est bien) et à Olmutz4, au Cigne (où l’on est fort mal), nous ne pûmes arriver à Cracovie que le vendredi matin 1er novembre. »

Article à paraître dans la revue Una Voce n°352 de Juin-Juillet 2025


  1. Paris, Librairie Eymery et Delaunay, 1817-1818.

  2. « Voyage à Saint Pétersbourg en 1799-1800 » publié par M. Georgel, le neveu de l’auteur, Paris, A. Eymery, 1818.
  3. Le grand-duc Léopold, qui mit en application la doctrine de Joseph II en Toscane, et influença la conduite du synode de Pistoia (1786). Toutefois ce n’est pas lui qui accompagnait l’empereur à la rencontre de Pie VI, mais l’électeur Maximilien, précise en note l’abbé Géorgel.
  4. Actuelles villes de Brno et Olomouc en Tchéquie.

Les Paperoles : l’orfèvrerie du papier

Très pratiqué depuis la Renaissance dans les monastères, la confection de tableaux en Paperoles atteint son apogée au dix-huitième siècle avec la confection de petits tableaux religieux, souvent des reliquaires. Au Moyen Âge, seuls les grands de ce monde pouvaient posséder des reliques qu’ils aimaient présenter dans de riches pièces d’orfèvrerie. Après la contre-réforme, l’engouement pour les reliques et leur arrivée en très grand nombre de Rome après la découverte des Catacombes ont amené les religieuses cloîtrées françaises à créer d’humbles tableaux- reliquaires qui permettaient de voir les précieux ossements présentés dans un écrin qui les magnifiait.

Les reliques

Dès le XVe siècle, des béguines et moniales cloîtrées des Flandres mettaient en scène des personnages de l’Ancien et du Nouveau Testament dans un décor riche de broderies et de fleurs monté dans des boîtes appelées « jardin clos ».

Les XVIIe et XVIIIe siècles ont été l’âge d’or des reliquaires à Paperoles. Le culte des reliques était développé, visant à permettre au plus grand nombre de fidèles la vénération des restes sacralisés des saints selon l’adage de Saint Grégoire « Les corps des martyrs ont les mêmes pouvoirs que leurs saintes âmes ». Le Concile de Trente avait réaffirmé l’importance du culte des saints mais demandait plus de rigueur dans l’authentification des reliques, ce que détailla Charles Borromée dans un décret de 1576. Les reliquaires eux-mêmes recevaient un certificat de l’Évêché, un « authentique », que peu de reliquaires ont conservé intact.

Les reliquaires étaient destinés aux bienfaiteurs de l’Ordre ou aux visiteurs de marque.

Elles sont donc le sujet central des reliquaires à Paperoles : un fragment d’os la plupart du temps, mais aussi des miroirs gravés, des canivets1, des Agnus Dei2, de la pâte de reliques, des émaux de Limoges, des sujets en os ou verre filé, des images sur vélin… Des saints ainsi évoqués, certains étaient prisés, soit comme fondateurs d‘un Ordre, soit comme dotés de vertus spécialement édifiantes : saint Jean de la Croix, Sainte Thérèse d’Avila, Saint Jean Baptiste, Sainte Madeleine pénitente, Saint François de Sales.

Bénédictines, Visitandines, Carmélites et Ursulines se sont spécialisées dans ce travail, et ont fabriqué aussi, à destination de leurs familles dont la clôture les avait séparées, des « boîtes de nonnes » reproduisant et donnant à voir leur mode de vie par la reproduction en miniature de leur cellule, avec son mobilier -lit, chaise, coffre- et ses objets -lampe à huile, bénitier, crucifix, pot à eau, corbeille à ouvrage-. La Provence, la Normandie et le Sud-Ouest de la France ont été des régions les plus productives en reliquaires en papiers roulés.

Technique de travail d’un matériau simple, disponible et peu coûteux

Une paperolle est une fine bande de papier de quelques millimètres de hauteur, telle que les ateliers de reliure en disposaient en abondance après avoir massicoté les rames de papier. Ces bandes d’épaisseur et de largeur variables, parfois peintes ou dorées sur tranche, pouvaient être pliées, plissées, gaufrées, frisottées, et surtout enroulées sur elles-mêmes en petites boucles et spirales, pour former toutes sortes de figures : motifs géométriques, éléments d’architecture (colonnes et pilastres), éléments décoratifs (fleurs, fruits, guirlandes). En utilisant des papiers argentés ou dorés, de riches décors d’orfèvrerie pouvaient être imités à moindre coût. Les couvents faisant de la reliure pouvaient fabriquer eux-mêmes les bandes de papier.

Les outils étaient facilement disponibles car utilisés aussi pour la broderie pratiquée dans les couvents : ciseaux, aiguilles, poinçons, pinces.

Réalisés sans contrainte de temps, sans contrainte d’argent, de façon « gratuite », ces objets d’art dans lesquels la modestie côtoie la splendeur disent la ferveur et la piété de leurs discrets artisans, ad majorem Dei gloriam.

Le chœur de Paperoles de l’Église des Cordeliers de Toulouse 

Cet objet de dévotion privée datant du dix-huitième siècle, exposé au musée Paul Dupuy de Toulouse, est fabriqué intégralement en papier et mis sous verre, avec des rideaux de textile entrouverts couronnant la partie supérieure. Des papiers dorés ou marbrés gris, roses ou noirs reproduisent la richesse de l’architecture baroque : colonnes, pilastre, autel central et également les décorations de guirlande et médaillons.
L’opulence décorative est rendue par l’utilisation de différentes techniques de travail du papier : les papiers gaufrés créent des angelots voletant ou des médaillons présentant de minuscules scènes figurées en faible relief. Les guirlandes de fleurs, les rubans en arabesque et les détails des chapiteaux corinthiens sont réalisés en Paperoles. Le chœur de l’église des Cordeliers est remarquable par sa taille et son bon état de conservation.

Bibliographie

– « Reliquaires à papiers roulés des XVIIe, XVIIIe, XIXe siècles » : actes de la Journée d’études du 24 septembre 2004, Trésors de ferveur et Mâcon Imprimerie, 2005
– Catalogue d’exposition à la Chapelle du Carmel de Châlon-sur-Saône, Éditeur Office de la culture de Châlon-sur-Saône, 2022.
– Catalogue d’exposition au Château d’Ainay-le-Vieil « Grottes, jardins clos et reliquaires, merveilles de papier » Imprimerie Sire, 2022.
– Catalogue d’exposition « Trésors de dévotion », à la cathédrale Saint Jérôme de

Article publié dans la revue Una Voce n°351 de Avril – Mai 2025

  1. Un canivet est une image pieuse réalisée au canif pour imiter une dentelle. Depuis le XIXe siècle, les canivets sont réalisés mécaniquement.
  2. Petit médaillon de cire représentant au revers un agneau vexillifère, à l’avers un saint, réalisé tous les sept ans ou à l’occasion d’un événement particulier, à partir de la cire des cierges pascals des basiliques romaines. Bénis par le Pape les mercredi, jeudi et vendredi in albis, ils étaient offerts lors de la fête de la Présentation de l’année suivante. On leur attribuait des vertus prophylactiques contre les catastrophes, la foudre et la mort subite.

SANTA COLOMA (Principauté d’Andorre) : l’Esprit de l’art roman catalan

Cette petite église de la Principauté d’Andorre dresse fièrement son clocher cylindrique1 aux baies lombardes sur le versant Sud des Pyrénées andorranes, à quelques kilomètres en aval de la capitale Andorre-la-Vieille. Un nouvel espace muséographique moderne, face à l’église du XIe siècle, met en valeur un exceptionnel ensemble de fresques dont une partie seulement est encore en place dans l’église. Cette reconstitution fait suite au retour d’une partie de ces fresques dans l’église d’origine, à l’issue d’un long périple.

L’abside est caractéristique des constructions catalanes, immédiatement antérieures à l’apparition du style roman. De forme rectangulaire et voûtée, elle communique avec la large nef par un arc outrepassé ouvert dans un mur de séparation. Ce style transitoire entre le roman et le gothique se nourrit des influences artistiques byzantines, arrivées en Andorre de tout l’ensemble méditerranéen à travers différents centres artistiques.

Les fresques : le roman catalan dans sa vérité

La tradition attribue ces peintures au cercle du « Maître de Santa Coloma ». Le terme de « maître » ne fait pas référence à un seul personnage, mais plutôt à une esthétique et un savoir-faire commun aux artisans de plusieurs ateliers qui diffusèrent la tradition romane lombarde et byzantine des deux côtés des Pyrénées, à partir d’un vaste réseau de relations avec des filiales et d’autres monastères. On attribue également à ce cercle les ensembles d’Engolasters et Les Bons, que l’on peut admirer au musée national de Barcelone.

On ne peut plus admirer dans l’église qu’un mince fragment au-dessus de l’arc d’entrée du sanctuaire : l’Agneau de Dieu porte la croix, dans un médaillon soutenu par les ombres à demi effacées de ce que furent deux anges aux vives couleurs. Il faut se déplacer jusqu’au musée pour contempler les peintures déposées par la technique du strappo2 et ici reposées après leurs nombreux voyages et changements de propriétaires au XXe siècle : Colombe du Saint Esprit encadrée par Sainte Colombe et la Vierge, et par saint Pierre et saint Paul. Puis, dans la zone Nord de la voûte, le Christ en gloire dans l’amande mystique, entouré par le tétramorphe, symbole des quatre évangélistes : Matthieu, l’homme, Jean, l’aigle, Luc, le taureau et Marc, le lion. Dans la partie Sud de cette voûte, le collège apostolique se présentait sous des arcades et se prolongeait sur le mur occidental, Saint Grégoire et Saint Sylvestre apparaissant dans l’intrados de l’arc triomphal. La chaude palette chromatique et l’utilisation de fines lignes de couleur blanche, qui donnent de la vivacité et de la profondeur aux personnages, sont des aspects qui marquent bien une transition avec ce qui se fera ultérieurement dans le style gothique.

Un périple mondial

Peu de temps avant la guerre, en 1939, le marchand d’art barcelonais Josep Bardolet acheta à l’évêque d’Urgell3 les fresques de Santa Coloma. Le restaurateur italien Arturo Cividini les déposa au moyen de la technique du strappo. Bardolet, pour tirer profit de la vente, fragmenta l’ensemble en deux parties. D’un côté, les peintures de l’intérieur de l’abside et d’autre part, les peintures de l’intrados de l’arc. Ces dernières —les saints Grégoire et Sylvestre— passèrent par Madrid, et se retrouvèrent à la Brummer Gallery de New York. Puis, les deux saints furent séparés : le fragment de saint Sylvestre fut confié au Mead Art Museum de Amherst (Massachusetts), où il se trouve toujours. Le fragment de saint Grégoire, quant à lui, passa par le Missouri et le New Jersey avant d’être mis aux enchères à Paris, où il demeura, à priori jusque dans les années soixante-dix, avant qu’on en perdît la trace.

D’autre part, les fragments de l’intérieur de l’abside —le Christ en majesté et le collège apostolique— furent vendus directement au Baron Van Cassel, banquier belge et grand amateur d’art, qui les emporta dans sa résidence de Cannes. Lorsqu’il émigra aux États-Unis en raison du climat d’avant-guerre, il répartit son importante collection dans différents dépôts auprès de personnes de confiance. Mais malgré ces précautions, les autorités nazies réquisitionnèrent tous ses biens. Les peintures murales qui purent être sauvées du chaos transitèrent par la France, l’Autriche et l’Allemagne, et finirent dans les mines de sel d’Altaussee (Autriche).

À la fin de la guerre, elles ne furent pas restituées à Van Cassel et restèrent à Munich, puis à Berlin, jusqu’à ce qu’elles soient restaurées trente-cinq ans plus tard pour être exposées à la Gemälde Galerie de Berlin.

Ce voyage prit fin avec le retour définitif en Andorre en 2007, grâce à la politique de récupération du Gouvernement d’Andorre, et l’engagement de l’exécutif allemand contracté lors de la Conférence de Washington de 19984. Les fresques ont été restituées aux héritières du Baron Van Cassel, qui ont décidé de les vendre au Gouvernement d’Andorre.

Sauvée par le culte qui lui est rendu, la Vierge à l’Enfant du 12e siècle, elle, est restée en place. Elle tient dans sa main droite un vase qui serait le « vase des remèdes célestes », d’où son nom de « Verge del remei. » typique des Vierges catalanes avec ses sabots noirs.

Le tabernacle et le retable plus tardif sont typiques du baroque catalan par l’exubérance des attitudes, la roseur des visages et les ors en volutes et guirlandes.

Cet ensemble qui resplendit de couleurs dans une architecture austère de granit gris est typique de l’art roman catalan dont on peut contempler les reconstitutions au musée d’art catalan de Barcelone et , plus rarement, in situ comme à Santa Coloma.

Article publié dans la revue Una Voce n°351 de Avril – Mai 2025

  1. En fait constitué de quatre panneaux plats reliés par des surfaces courbes à l’emplacement des angles.
  2. Strappo : méthode de dépose des peintures murales qui consiste à détacher uniquement la couche picturale superficielle d’une fresque, sans son enduit, par application de tissus (gaze, coton ou chanvre) imbibés de colle organique hydrosoluble . En séchant, ces tissus se contractent en exerçant une force suffisante pour ôter la couche picturale qui sera fixée ensuite sur un nouveau support.
  3. Depuis le XIIIe siècle, la souveraineté de la principauté est partagée entre deux « co-princes » : l’évêque d’Urgell, ville espagnole voisine d’Andorre, et le Président de la République française, successeur du premier co-prince français, le comte de Foix.
  4. Cette conférence commanda la restitution de tous les biens spoliés pendant la Seconde Guerre mondiale.

« Le vœu de Louis XIII » d’Ingres à Montauban

Ce grand tableau réalisé par Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867), installé en 1826 dans la chapelle d’axe de la cathédrale de Montauban (puis en 1867 dans le transept nord où il se trouve toujours) fait l’objet d’un dépôt exceptionnel consenti au Musée Ingres (ancien Hôtel de Ville de Montauban) par l’État et la D.R.A.C. Occitanie. Il est donc exposé dans la chapelle du musée depuis début mars 2025 et pour la durée de la fermeture de la cathédrale pour travaux.

Construite entre 1692 et 1739 pour manifester la reconquête de la royauté catholique sur la ville protestante, sur des plans des architectes de Louis XIV et grâce à des fonds collectés par Monseigneur de Colbert, la cathédrale de Montauban a été embellie après le rétablissement du diocèse en 1809 et surtout l’établissement en 1824 du nouvel évêque Monseigneur de Chéverus : l’édifice avait été vidé de tout son mobilier durant la Révolution. Une restauration du tableau nécessitée par une tempête en 2015 a été achevée en 2017.

Présenté au Salon de 1824, ce tableau avait été commandé en août 1820 par le ministère de l’Intérieur avisé des commentaires élogieux de Charles Thévenin, directeur de l’Académie de France à Rome, sur la toile Jésus remet à saint Pierre les clés du Paradis que venait de peindre Ingres pour l’église du couvent de la Trinité-des-Monts de Rome. C’est bien dans l’atelier d’Ingres à Florence, conçu dans la grande tradition des ateliers des peintres de la Renaissance, que le Vœu de Louis XIII a été en partie réalisé par le Maître.

Le choix du « Vœu de Louis XIII » n’était pas fortuit, Louis XIII ayant du lever le siège devant Montauban en 1621 face aux protestants. La mise « sous la protection de la Sainte Vierge à son Assomption du Royaume de France » prenait tout son sens pour Ingres qui a produit quantité de dessins préparatoires à cette œuvre réalisée en quatre ans. Soixante-dix de ces esquisses au graphite et à la pierre noire sur papiers de couleurs sont actuellement exposées au musée Ingres de Montauban.

La cathédrale recèle plusieurs autres tableaux remarquables, la « Présentation de la Vierge au Temple » du peintre toulousain Despax (1710-1773), et une rare toile du Cavalier d’Arpin (1568-1640), peintre romain maître du Caravage, représentant Saint Jérôme au désert (1590).

« On a dit, Messieurs, que mon atelier était une église ; eh bien, oui ! Qu’il soit une église, un sanctuaire consacré au culte du beau et du bien et que tous ceux qui y sont entrés et qui en sortent réunis ou dispersés, que tous mes élèves enfin, soient partout et toujours les propagateurs de la vérité. »

Article publié dans la revue Una Voce n°351 de Avril – Mai 2025

LES ÉGLISES de VIENNE (I)

La magnifique cathédrale gothique de Vienne, la Stefansdom, ne doit pas faire oublier que Vienne possède plusieurs églises remarquables moins connues.

Nous pouvons ainsi découvrir l’église des Jésuites à la luxuriante décoration, la Leopoldskirche construite par Otto Wagner au début du XXe siècle, l’église St Charles Borromée, l’église de l’Ordre devenue Sainte Elisabeth, l’église des Franciscains dont l’orgue Wöckherl construit en 1642 est considéré comme le plus ancien orgue de Vienne, et la petite MariaSchnee Kirche, Notre Dame des Neiges, confiée en 2020 à la Fraternité Saint Pie X.

L’église des Jésuites, Église de l’Université de Vienne

Aujourd’hui église de l’Université, elle présente un porche plutôt discret sur une petite place du centre de Vienne. La découverte de son intérieur n’en est que plus bouleversante.

En 1617, les Habsbourg, qui jusqu’à la fin du Saint Empire ne devaient plus perdre la couronne impériale1 fixèrent leur résidence à Vienne. Ils ramenèrent dans l’obédience catholique la cité souvent récalcitrante – Ferdinand Ier lui avait imposé un nouveau statut en 1526 – et largement gagnée à la réforme  protestante. Ferdinand II (règne de 1617 à 1637) confia l’Université aux Jésuites, qui se chargèrent des chaires dans les humanités et la théologie et qui bâtirent une église à la façade monumentale, dans le style de la Contre-Réforme, consacrée en 1631. L’empereur Léopold (1654-1705) fit appel à des artistes italiens dont Andrea Pozzo en 1702.

Cette église longue de cinquante mètres et large de vingt-six reçoit la lumière par les grandes fenêtres de la façade d’entrée et les fenêtres de la voûte. Les sols, les marches, les balustrades et les chambranles de rez-de-chaussée sont en marbre véritable tandis que tous les autres éléments dont les colonnes engagées qui soutiennent les galeries sont en marbre stuqué. Dans le couloir central, près des derniers bancs, est scellée une pierre blanche qui indique l’endroit d’où l’on peut le mieux contempler la célèbre voûte peint par Andrea Pozzo.

La voûte peinte et le maître-autel

Maître dans l’art de la coupole en trompe l’œil (voir ci-dessous), Andrea Pozzo a célébré dans la voûte la victoire d’un Dieu soulevant le faible de la poussière pour élever le pauvre, et redonner de la considération à la femme dédaignée, selon les versets du psaume 113. Dans la première travée de la voûte, les anges aux mains chargées de fleurs annoncent la victoire, remportée dans la dernière travée où les démons sont précipités en bas la tête la première. Les deux scènes qui encadrent les grandes peintures de la voûte au-dessus des tribunes près de l’entrée : l’adoration des bergers et le repos de la sainte famille lors de sa fuite en Égypte, sont placées dans la voûte tels des panneaux peints dans des cadres dorés au milieu de surfaces richement décorées, au centre desquelles est placé un nouveau-né. S’inspirant de la parole de Jésus selon Luc 12 49 « je suis venu jeter du feu sur la terre, comme je serais heureux qu’il brûle déjà », Pozzo a représenté ce feu qui enflamme les cœurs par d’innombrables cœurs enflammés sur les sculptures qui couronnent les stalles.

Cette alternance de vrais reliefs et de reliefs peints dans les mêmes nuances de couleur pour parfaire l’illusion porte la marque du grand expert du trompe l’œil.

Au maître-autel triomphe Marie, reçue dans les ciels portés vers le Dieu de la Trinité pour être couronnée par Lui.

Les chapelles latérales :

Les huit chapelles présentent une iconographie riche et variée : sainte Famille, saints et pères de l’Église y sont mis en scène en des tableaux provenant pour la plupart de l’atelier d’Andrea Pozzo.

La chapelle de la faculté de philosophie comporte des tableaux d’autel mettant en scène le mariage mystique de sainte Catherine d’Alexandrie, l’épreuve du feu de sainte Cunégonde, la bénédiction de Saint Casimir et Judas Thaddée dans la prédelle. La chapelle de Stanislas montre François Borgia recevant Stanislas Kostka à Rome, Aloysius de Gonzague, trois martyrs jésuites du Japon et Sainte Barbe.

La chapelle des Anges gardiens présente les anges gardiens Gabriel et Michel, ainsi que Saint Antoine de Padoue. Dans la chapelle d’Ignace on peut contempler la vision de Saint Ignace près de la Storta, la mission de saint François-Xavier, l’écriture des exercices spirituels par Saint Ignace tandis que la mère de Dieu lui apparaît. Dans les chapelles de la faculté de théologie apparaissent saint Thomas d’Aquin et Saint Pierre Canisius, la chapelle de Sainte-Anne présente des scènes de la vie de Sainte Anne, celle de Joseph la Sainte Famille et une rare représentation de la mort de Joseph et à la prédelle une vierge allaitante (copie du tableau miraculeux de Dona Maria Uzategui dans l’église de Sainte Rose à Lima2 ). La chapelle de Léopold raconte la fondation de l’abbaye de Klosterneuburg par Léopold III au début du XIIe siècle.

La chaire

Les évangélistes composent le corps de la chaire, surmontant une lutte d’anges. Sous l’abat-voix sont représentées la Foi, l’Espérance et la Charité, et le baptême d’un païen par François -Xavier. Le travail de marqueterie en nacre de perles est d’une minutie et d’un éclat remarquables que l’on retrouve sur les bancs.

L’orgue (3 claviers, 41 registres) fabriqué par Hartwig Späth de Fribourg-en-Brisgau a été consacré en 2004.

L’église des Jésuites fut transmise à l’État lors de la suppression de la Compagnie de jésus en 1773, puis redonnée par François-Joseph 1er en 1856 après le rétablissement de la Compagnie dans la monarchie en 18523. Les rénovations de 1827 (par Johann Peter Krafft), de 1896 et de 1914 ont abîmé les fresques du plafond, restaurées par la suite de 1986 à 1998. C’est seulement en 1934 que la crypte de l’église est redevenue lieu de sépulture des jésuites, comme c’était le cas jusqu’en 1773.

L’empereur Ferdinand II, premier bâtisseur, a voulu cette église comme symbole de victoire, ainsi que l’annonce l’inscription latine sur l’architrave de la façade :

DEO VICTORI. TRIUMPHATORI OPT. MAX. HOC EN MEMORIAM.B. VIRGINIS. MARIAE. SSQ. INGNATII. ET FRANCISCI XAVERII. FERDINANDUS I. IMPERATOR.STATUIT.MD.D.XXVII.

À Dieu, le vainqueur, le triomphant, le meilleur, le plus grand empereur Ferdinand II, érigea ce signe de victoire en mémoire de la Sainte Vierge Marie et les saints Ignace et François-Xavier, 1627.

Andrea Pozzo né à Trente entra à dix-sept ans chez un peintre qui lui fit copier les tableaux des églises de la ville. Ayant suivi un autre maître à Côme, puis en conflit avec lui, il entra à Milan dans la Compagnie de Jésus comme frère laïc en 1665. Il se rendit ensuite à Gênes, où l’on trouve quatre tableaux d’autel de sa main. Sa première grande entreprise personnelle documentée est la décoration de l’église de la mission San Francesco Saverio à Mondovi, dans le Piémont (1676-1677) dont le maître autel est doté d’un rare exemple de “machine d’autel” (un dispositif théâtral en bois, carton et tôle utilisé pour les principales célébrations religieuses.) Il fut invité ensuite à la cour de Turin (1677-1679), puis réalisa à Rome son chef-d’œuvre de décorateur : la voûte de la nef centrale de l’église du Gesù (1695-1699) où il répéta l’architecture feinte de la coupole de San Francesco Saverio de Mondovi, en créant sur une surface plane toute l’illusion d’un espace courbe4.

Le prince Anton Florian Von Lichtenstein, ambassadeur auprès du Saint-Siège, le fit appeler par la cour de Vienne en 1703. Son œuvre d’architecte est fort bien connue, grâce à son traité de perspective publié à Rome en 1693 et 1700 (Perspectiva pictorum et architectorum), dans lequel il a reproduit sesprincipales créations. Les projets d’édifices religieux ont été réalisés le plus souvent pour l’ordre des Jésuites : Gesù et San Bernardo de Montepulciano, Saint Ignace de Belluno, Saint Ignace de Raguse (Dubrovnik), cathédrale de Ljubljana. Son influence s’est étendue bien au-delà de Vienne, touchant l’art baroque en Hongrie, Bohême, Moravie, Slovaquie et Pologne. Andrea Pozzo est mort à Vienne en 1709 et est inhumé à l’église des Jésuites ().

Article publié dans la revue Una Voce n°350 de Janvier-Février 2025

  1. sauf de 1742 à 1745 où régna Charles-Albert de Wittelsbach, prince-électeur de Bavière, après avoir contesté les droits héréditaires de Marie-Thérèse de Habsbourg sur les États d’Autriche.
  2. María de Uzátegui (v.1566-1624) et son mari, Don Gonzalo de la Maza, fonctionnaire espagnol au Pérou, ont été les bienfaiteurs et protecteurs de Sainte Rose de Lima (1586-1617) durant ses dernières années. Son effigie sur un tableau réalisé un an avant sa mort aurait versé des larmes.
  3. Le Pape Pie VII l’avait rétablie en 1814 mais les Jésuites furent chassés d’Autriche en 1848.
  4. Un conflit avec les dominicains voisins de Santa Maria sopra Minerva, qui s’ajoutait à des difficultés techniques et financières, avait en effet amené les jésuites à renoncer à édifier une coupole à Saint-Ignace.

Frédéric CHAIZE : l’orgue, toujours et partout !

Le clavier a été l’objet de dilection de Frédéric Chaize dès le plus jeune âge : mais celui de l’orgue l’emporte sur les autres, et l’a incité à se faire construire son propre instrument.

Son parcours musical

Mon parcours se superpose à mon parcours personnel et familial : c’est mon institutrice qui m’a donné accès, à l’âge de 9 ans, au seul piano de sa petite commune de Savoie, et a convaincu mes parents de me faire donner des leçons, puis m’a préparé au concours du conservatoire de Chambéry, où j’ai été admis et que j’ai fréquenté dix ans. Mes parents, artisans en recherche d’activités plus lucratives, se sont exilés au Paraguay avec ma sœur et m’ont émancipé pour que je puisse rester en France. – j’avais seize ans. C’est à Lyon que j’ai poursuivi ma formation en piano auprès de Christine et Xavier Seigle au conservatoire, auprès de François-Xavier Sinniger, et à l’Université en musicologie.

Au service militaire, comme télétypiste à la base aérienne d’Aix-en-Provence, j’ai été repéré par un lieutenant et je suis entré dans l’Orchestre de la Quatrième région aérienne, où j’ai appris les percussions et découvert l’univers des cuivres, surtout la trompette. J’ai voulu un poste à plein temps d’enseignant en musique, et l’ai trouvé en m’installant avec ma famille auprès de l’Étoile du matin (FSSPX) près de Bitche en Moselle. C’est là que j’ai appris l’orgue.

Je me suis installé ensuite dans la Nièvre, comme professeur dans des écoles de musique. J’avais alors six enfants et souhaitais les inscrire dans une école de la Fraternité Saint Pie X, Saint François Régis à Unieux en Haute Loire. En arrivant au conservatoire de St Étienne en 1999, où je suis toujours, je suis entré en classe d’orgue chez mon collègue Jean-Luc Salique, éminent organiste d’Annonay bien connu pour ses enregistrements de Max Reiger. Je suis désormais professeur de formation musicale au conservatoire de région de Saint-Étienne. Je participe à des festivals (Perpignan, Figeac) et à des cérémonies religieuses et je dirige des chœurs dans les écoles de Saint-Étienne.

L’orgue nomade

J’ai fait construire ce petit orgue baroque transportable en 2010 par Franz Bistocchi qui est expert, tant en ébénisterie qu’en informatique. C’est un prototype en bois, sans plastique ni gadgets, baroque numérique haute définition de vingt jeux, avec deux claviers pédaliers standard qui correspond à 1380 tuyaux.

Initié à l’âge de dix-huit ans au rite tridentin, j’ai suivi François-Xavier Sinniger au prieuré Saint Irénée de Lyon, suis entré au M.J.C.F. et ai suivi les exercices spirituels à la Maison Saint Joseph de Caussade (Tarn-et-Garonne). J’ai commencé à accompagner la liturgie, entre autres lors des prises de soutane à Flavigny et les ordinations à Écône. J’ai fondé un petit ensemble, 2TO, (« deux trompettes et orgue ») avec deux trompettistes lyonnais, premiers prix du CNSM de Lyon dans la classe de Pierre Dutot, pour donner des récitals de musique tant religieuse que populaire. Le fait de pouvoir transporter mon orgue partout me permet de proposer l’accompagnement des messes partout où je me rends. J’aime l’idée de rendre la liturgie accessible et désirable.

Article publié dans la revue Una Voce n°350 de Janvier-Février 2025

Valery LARBAUD, le converti

Élevé dans la religion protestante, Valery Larbaud (1881-1957) procéda à son abjuration et fut baptisé en la chapelle Saint-Joseph de l’église Notre-Dame-de-Grâce de Passy (Paris) en décembre 1910 la veille de Noël. Il ne semble pas que sa vie en ait été modifiée de façon visible, ni que son œuvre en ait subi une transformation évidente. Valery Larbaud est toujours resté extrêmement discret, sans doute pour éviter toute peine à sa mère veuve dont il était l’unique enfant. D’une façon plus ou moins voilée, il a exprimé des sentiments religieux tant dans ses écrits intimes que dans son œuvre de critique ou de fiction. Valery Larbaud avait fait confidence à André Gide de son « passage à Rome » en lui demandant la discrétion. Paul Claudel et Francis Jammes l’apprirent toutefois. Paul Claudel écrivit en mars 1912 à André Gide : « La nouvelle que vous me donnez au sujet de Valery Larbaud me remplit de joie », et il écrit à Larbaud lui-même : « Comment assez vous féliciter et vous dire combien je me réjouis de ce nouveau lien qui s’établit entre nous ? Espérons que le tour de ce pauvre Gide arrivera bientôt car il m’a l’air bien malheureux et tourmenté. »

C’est pourtant à André Gide que Valéry Larbaud écrit en mars 1912 la lettre1 contenant la plus large confidence qu’il ait faite sur sa conversion ; après lui avoir annoncé qu’il consacre une étude à un poète mystique anglais, Digby Dolben2 (1848-1867), « qui devrait vous plaire ainsi qu’à Claudel », il lui fait part de ce que ce dernier lui a écrit « un petit mot pour m’encourager dans le sens que vous savez. J’ai trop de choses à dire là-dessus pour répondre tout de suite. J’ai envie d’envoyer à Claudel une espèce d’apologie que j’ai médité d’écrire depuis que j’envisage sérieusement the going over to Rome et je désire adresser ce document à quelqu’un qui le garderait afin de témoigner de ma sincérité et de mes vrais motifs car je crains, par exemple chez ma mère, la fausse idée que j’ai été conduit là par des influences d’amis et je crois que Claudel est bien l’homme qui pourrait comprendre et garder ce document. Je veux, vous comprenez bien, me défendre contre 3 choses : influence d’amis, influence de livres ou de mode, enfin l’ilotisme dont vous m’avez accusé vous-même(..) je crois bien que de tous mes amis non-chrétiens vous êtes celui qui est le plus près de cette grande trouvaille ».

Toutefois cette apologie semble n’avoir jamais été écrite3. Mais il existe bien au centre culturel Valery Larbaud de Vichy, dans la bibliothèque anglaise de Valery Larbaud, un exemplaire de L’Apologia pro vita sua, being a history of his religious opinions de J.H. Newman, dont au moins le titre l’aurait inspiré.

Il est patent que les séjours en Angleterre lui ont offert une comparaison entre les milieux protestants et les milieux catholiques qu’il a fréquentés assidûment dans le cercle d’Alice Meynell4 (1847-1922), Coventry Patmore5 (1823-1896), Digby Dolben et G.K. Chesterton (1874-1936) qu’il estima un jour « pas assez catholique ».

Traductions, prières, notes intimes

Traduisant les Notes books de Samuel Butler (1835-1902)6, il confie à Gide combien «­­­ j’éprouve de grands scrupules de conscience à cause de l’irréligion imbécile de certaines pages ».

Dans son Journal (1912-1935) Valéry Larbaud écrira de nombreuses prières : à l’occasion du suicide de Jean Lévy en 1913, de la maladie de Jean Cocteau en 1931, et diverses prières d’intercession, des prières d’action de grâces et des récits de visite d’églises, des commentaires de visite comme celle de l’Assomption de la cathédrale d’Anvers en 1934 : « Sûrement, Rubens a mis en œuvre deux lumières différentes : l’éternel est celle du soleil. Nous reconnaissons la nôtre du premier coup d’œil. 

Il relate ainsi des visites avec Laeta, la petite-fille de sa compagne Maria Nebbia, à Notre-Dame de Paris, au Sacré-Cœur et à Saint-Étienne-du-Mont, visites dont il fait une catéchèse pour l’enfant : il explique la statue de sainte Geneviève comme «  une sorte de Jeanne d’Arc sans épée, sans oriflamme, tellement brave que par ses seules prières elle avait obtenu de Dieu que les ennemis s’éloignassent de Paris ». Le Journal fait aussi état des préoccupations religieuses de Larbaud. Il note ainsi une expérience spirituelle « bizarre coïncidence: il y a 2 ou 3 jours, j’ai rêvé de saint François de Sales et cela pendant assez longtemps ; je parlais à quelqu’un de La vie dévote et le matin suivant, quand je me suis levé, j’ai regardé sur mon calendrier et j’ai été stupéfait de découvrir que c’était justement la Saint-François-de-Sales : je ne le savais pas avant ». À Rome, le 11 février 1932, il assiste à Saint-Pierre de Rome à la cérémonie pontificale de la dixième année du pontificat de Pie XI et en décrit les aspects extérieurs. Il note aussi en 1931 après la lecture des Parfums de Rome de Veuillot : « L’Église, avec son ordre et sa liberté ». Le 22 décembre 1934 devant le spectacle de la place Saint-Sulpice : « Le sentiment de l’instabilité et de l’insécurité d’une société laïque ; le refuge aux sanctuaires ; hors de l’Église, pas de salut. »

De l’Angleterre et de ses poètes catholiques, Larbaud passe à La Salette en découvrant La vie de Mélanie. C’est encore Gide qui est le confident de cette nouvelle lecture : « Je lis et je relis La vie de Mélanie. Voilà un livre que j’aime. La préface de Léon Bloy est agaçante, carlylienne, hugotique, mais après, ce langage clair et fade, expliquant ces prodiges étonnants, ce culte de la douleur, cette horreur du monde… Dostoïevski et Whitman préparaient cela. C’est vraiment l’œuvre du XXe siècle sans réserve. Bien sûr, vous trouverez tout cela dans la vie des saints, mais ici c’est raconté par la sainte elle-même ; lisez-le, lisez, on pleure à toutes les pages et cela laisse une joie énorme. » Valery Larbaud a donné aussitôt à la N.R.F. ses « Notes sur la vie de Mélanie, bergère de la Salette, écrite par elle-même »7 et insiste sur « la clarté presque insoutenable de ce livre ».

C’est enfin à saint Jérôme que Valery Larbaud écrira une dédicace, fruit d’une longue méditation des écrits et des lettres de ce « traducteur incomparable », et fera un résumé magistral de l’évocation du Jugement dernier par Jérôme : « Un délire sublime qui nie toute sagesse humaine, renverse toute cité, anéantit la terre et projette l’homme dans les cieux. »

Il en tirera aussi une maxime pour les traducteurs dont saint Jérôme est le patron : « Ici-bas leur modèle, au ciel leur protecteur. »

Dans sa Lettre d’Italie, il s’écrie à Loreto : « Quelle trouvaille que le premier mot de la phrase latine gravée au-dessus du petit autel de la casa et qui signifie “ ici, le verbe s’est fait chair”. L’homme qui peut lire cet « Hic » sans être ému et sans éprouver le sentiment d’être transporté dans un monde supérieur, tout amour, n’est pas digne de lire les poètes. » À Lisbonne, au musée national, contemplant le Christ voilé de Frei Carlos (1530), il s’adresse à ses amis : « Je n’ai osé envoyer à aucun d’entre vous la carte postale où ce tableau est reproduit, tant il semble demander à qui l‘a vu de garder son secret. »

Les romans

On voit se glisser dans Barnabooth l’atmosphère toute terrestre du jeune milliardaire qui est toutefois en ardente quête de Dieu et on peut trouver dans la bouche de Putouarey une sorte de confession sur son indignité, son mélange de péché et de prière et « ce monde où nous voyons que tout est organisé pour la vie mortelle et rien pour la vie éternelle ». Dans ce même roman, le mystique Stéphane qui conduit Barnabooth au monastère de Serghievo, ayant vu avec lui le saint, lui dit : « Tu l’aimes toi aussi, l’homme de douleur – celui qui perd tout le trouve, lui me reste, il a recueilli toutes mes larmes, il a partagé toutes mes joies… je possède l’Amour. »

Quant aux Enfantines, ce roman ne pouvait se passer d’évoquer le sentiment religieux plus d’une fois de couleur protestante mais dans une atmosphère de pureté et d’innocence. Même dans la trilogie Amants, heureux amants, au sujet pourtant éloigné de tout esprit religieux, l’inquiétude anxieuse du héros aboutit à une prière : « Rien que des Ave », murmure le héros, en déclarant sa préférence pour l’Ave en italien plutôt qu’en français puis sa préférence finale pour le texte latin : « Ces derniers mots me frappaient beaucoup autrefois : et nunc et in hora mortis nostrae, ce brusque rapprochement, cette ellipse formidable entre « maintenant » si paisiblement recueilli, la fin de l’étude du soir, et l’heure de notre mort inconcevable environnée de terreurs… c’est cela qui m’a fait comprendre pour la première fois ce que l’on peut faire avec les mots (…) j’aime cette prière, jubilation du monde au pied de la femme rédemptrice devant la source de la vie et la porte du salut8

Une œuvre mérite une place à part : Tan Callando (1936). C’est le récit du retour à la grâce d’un héros désabusé, dans les rues de Birmingham et dans son cimetière. « Il se rappelait combien, souvent répétés, ces mots Piis adauge gratiam l’avaient rempli d’une allégresse qui lui paraissait sans cause et leurs syllabes remémorées ici lui apportèrent une consolation… et revint le désir de la prière d’enfant : Da nobis ; Exaudi nos ; Quaesumus Domine ; et les mots de Digby Dolben qu’il se répétait souvent de tout son cœur, parfois avec des larmes : Seeking of Thee only / Love and love and love. »

Enfin trois de ses six poèmes Dévotions particulières font place à la dévotion mariale à Notre- Dame de la Garde de Marseille, Valence-du-Cid (en français, espagnol, latin) et Milan (en français, italien, anglais), tous exemples de polyphonie linguistique.

« Naturellement, un chrétien si sa foi est vive et agissante se compare très souvent à Jésus- Christ et remarque avec satisfaction jusqu’aux plus petites circonstances par lesquelles il peut se comparer à lui : une mortification, une douleur supportée avec patience, etc.9 » Dans ces pensées se préfigurait la cruelle épreuve qui l’attendait : une hémiplégie avec aphasie survenue en 1935 lui a interdit de s’expliquer par la suite autrement que dans un langage tronqué. Le mystère demeure sur l’aide spirituelle apportée par sa foi catholique dans l’acceptation de son état. Le neurologue qui l’a suivi a constaté son incapacité à dire dans les premiers temps, à chaque essai de verbalisation, autre chose que : « Bonsoir, les choses d’ici- bas. »

Bibliographie

Valery Larbaud, Œuvres, La Pléiade, Gallimard, 1957.
Th. Alajouanine, « Valery Larbaud sous divers visages », N.R.F., 1973, 175 p.
Valery Larbaud, « Sous l’invocation de Saint Jérôme », Gallimard, 1946 et 1997, 350 p.

Article publié dans la revue Una Voce n°349 de Novembre – Décembre 2024

  1. VL « Lettres à André Gide », Stols, 1948 (lettre XXXI).
  2. Jeune poète anglais, mort de noyade à dix-neuf ans, qui avait aussi envisagé une conversion au catholicisme à l’ombre de John H. Newman. Il fut publié par son cousin Robert Bridges en 1911.
  3. Jean-Aubry : « Valery Larbaud, sa vie et son œuvre », Éditions du Rocher, 1949.
  4. Alice Meynell née Thompson, poète, critique littéraire et éditeur, se convertit au catholicisme en 1868 et fut imitée par ses parents.
  5. Auteur de poèmes narratifs faisant l’éloge du mariage et de l’épouse idéale (« The Angel in the house », 1854). De son « The unknown Eros », Larbaud dira qu’il est « le fruit de la vie religieuse de son auteur ».
  6. Parues en 1936 sous le titre Carnets.
  7. Valery Larbaud, Œuvres complètes.
  8. Mon plus secret conseil.
  9. Journal, tome II.

Élève au Caousou en 1900 : la Belle Époque du latin langue vivante

Professeur des Universités, président de l’Université de Toulouse II-Le Mirail, secrétaire perpétuel de l’Académie des Jeux floraux de Toulouse1, Georges Mailhos (1932-2016) avait rédigé un opus à destination de ses enfants « Mémoire d’une famille ». Son fils Pascal Mailhos en diffuse des extraits dans la revue « L’Autà » de l’Association « Les Toulousains de Toulouse ». Ce récit détaille la vie d’un élève dans ce collège jésuite fondé en 1874.

La rentrée

Dès la rentrée, le cadre était posé : à l’élève Hippolyte Mailhos (1886-1967), père de Georges, il fut annoncé par un père jésuite, comme à ses camarades : « Je ne plaisante pas. Si vous me trompez, je ne vous pardonnerai pas. Mais je vous pardonnerai toujours si vous vous efforcez. »

L’année qui suivit son entrée (en « septième »), un de leurs maîtres dit à sa classe un matin : « Mes petits, demain je ne serai pas avec vous. Je pars missionnaire à Madagascar, je ne vous reverrai sans doute jamais mais je serai toujours près de vous par la prière, ad majorem Dei gloriam.” Hippolyte note plus tard : « Je remarque qu’actuellement on traduit souvent pour la plus grande gloire de Dieu : c’est prendre pour un superlatif orgueilleux ce qui n’est qu’un modeste comparatif ; il faut donc entendre pour une plus grande gloire de Dieu.”

Le latin, partie intégrante des études

À chaque classe, sous la conduite de leur maître, les élèves récitaient le Veni Sancte Spiritus. Leur vie scolaire était rythmée à l’intérieur par le bruit sec du claquoir2 – deux planchettes de bois réunies par une charnière que l’on rabattait vivement – qui réglait comme à la messe les mouvements et, à l’extérieur, par le roulement du tambour qu’actionnait le concierge et qui égrenait les heures. Toutes les prières se faisaient en latin. Pour chaque prière religieuse, ils faisaient une attaque nette : « Confiteor Deo omnipotenti », « Pater noster », que suivait une sorte de marmonnement rapide et scandé vite amenuisé en bourdonnement sourd. Même chose pour « Dies irae », « Magnificat », « Stabat Mater », ou “l’Exultet”. Mon père évoquait parfois la Fête-Dieu, le premier dimanche de juin, lorsque lui et ses camarades portaient à tour de rôle le dais aux franges de passementerie dorée et le reposoir au milieu des odeurs de l’encens et des fleurs qui jonchaient le sol, tout en entonnant le « Lauda Sion ».

Le latin faisait partie intégrante de leurs études, comme plus tard à la faculté l’étude du droit romain. Ainsi, sur l’album du Caousou, toutes les maximes qui renvoyaient à la vie de l’établissement étaient en latin. Dès la sixième, les élèves utilisaient un guide de conversation latine écrit par un jésuite et publié par l’éditeur toulousain Privat, qui essayait de faire du latin une langue vivante. Deux exemples de ce latin plutôt étrange : « Surge, Paule, diei multum jam est » (« Lève-toi, Paul, il est grand jour »), « tacito ridere naso » (« rire dans sa barbe »). Les « quatrième » s’appelaient quartani, comme je le lis sur un livre de classe de Pierre Mailhos « Marci Tullii Ciceronis opera ad usum quartanorum », publié chez Mame. Sur l’en-tête de leurs devoirs, les élèves écrivaient « J.M.J. » (Jésus, Marie, Joseph), avec une croix au-dessus du « M ». Ils faisaient souvent figurer sur la page de garde de leurs livres « I.H.S. ».

Au début du repas de midi, le silence était imposé pendant la lecture traditionnelle d’un texte pieux, faite recto tono à tour de rôle par les élèves du haut d’une estrade où déjeunaient les professeurs. Pour arrêter la lecture, le supérieur, assis sur sa cathèdre gothique, donnait de sa règle un coup sec sur la table ; le récitant disait alors : « Tu, autem, Domine, miserere nobis » à quoi répondait le « Deo gratias » unanime de ses élèves.

On apprenait le grec en même temps que le latin, dès la sixième. Dans la Grammaire grecque d’Éloi Ragon3, les préfaces et les notes sont en latin. L’inévitable De viris illustribus urbis Romae, de l’abbé Lhomond, en usage depuis 1775, et les Narrationes latinae4 étaient au programme. Le père Vauchelle, responsable de cette édition de 1897, la préfaçait ainsi : « Chrétien et prêtre, nous travaillons pour des enfants chrétiens. Serions-nous dès lors excusable de laisser dans l’oubli nos auteurs sacrés et de négliger les beautés supérieures qu’ils nous offrent ? Nos chers élèves verront une fois de plus que la foi chrétienne, en donnant à l’intelligence la vérité complète, grandit toutes les facultés humaines et donne au génie une puissance nouvelle. »

Corollaire : dans les programmes d’histoire, l’histoire sainte tient une grande place, au moins égale à celle de l’histoire romaine, où les épisodes guerriers sont destinés à préparer les futurs militaires à la « revanche ». La bannière de l’école affichait la devise « religione, scientia, armis ».

N’oublions pas qu’à la même époque les manuels en usage à l’école laïque prônaient les vertus des exercices militaires pratiqués dans la cour de récréation sous la férule de l’instituteur, et que dans la fameuse collection Récréations enfantines chez Hetzel figurait la Petite Guerre, ce qui allait de pair avec la revanche de la défaite de 1870 et les débuts de la colonisation « pour une plus grande France5». C’est dans Cornelius Nepos, Juste Lipse ou Velleius Paterculus, plus que dans Tacite ou Tite-Live qu’on trouve les plus beaux apophtegmes moraux qui nourrissent la réflexion. Ainsi de Varus et de ses légions perdues : « Duci plus ad moriendum quand ad pugnandum animi fuit » (Ce chef eut plus de courage pour mourir que pour combattre) ou encore ces dernières volontés que tout soldat près d’expirer pouvait écrire avec son doigt trempé de sang : « Rutilantibus sanguine litteris. »

Il y avait au Caousou comme dans tous les établissements jésuites une académie composée des meilleurs élèves : les lauréats y faisaient des récitations de leurs poèmes et s’y livraient à des joutes oratoires appelées à l’époque concertations6.

Le soir, au dortoir, Hippolyte et Pierre découvraient les habitudes d’alors : la prière collective avant que le surveillant baisse la flamme de l’éclairage au gaz et réintègre sa cabine entourée de rideaux jusqu’à la toilette rapide du matin et la prière mécanique : «  Mon Dieu c’est par un effet de votre bonté que je revois la lumière. » La messe était dite tous les matins, après quoi les pensionnaires se retrouvaient au réfectoire pour le petit déjeuner. Mon père m’a raconté que les matins d’hiver, lorsqu’il avait à peine 10 ans, il grelottait dans la chapelle évidemment non chauffée en se faisant morigéner par les pères lorsqu’en servant la messe il se trompait ou bâillait. J’ai moi-même connu plus tard ces mêmes messes du petit matin avec leur atmosphère sombre et austère et, comme mon père, je portais soutanelle rouge et rochet de dentelle. Peut-être est-ce à cette époque de notre enfance que s’est forgée l’habitude de penser que c’est le matin et non le banal midi qui équilibre le jour et lui donne sens, comme si la force de la journée ne venait pas de la durée qu’elle a subie, mais de l’élan pris à son début. À de tels signes, je reconnais la signification que peut prendre dans notre famille la tradition, et, au moment où j’en suis de ma vie lorsque l’âge a bouché toutes les directions et qu’on se trouve circonscrit par tous les impedimenta possibles, j’y trouve réconfort et paix.

Sur la couverture de l’album du Caousou conservé par mon père, figure en dessous de la vue générale de l’entrée la formule « Haec olim meminisse juvabit ! » (Il sera agréable un jour de se rappeler ces choses !).

Georges MAILHOS

Avec l’aimable autorisation de la revue L’AUTÀ

Article publié dans la revue Una Voce n°349 de Novembre – Décembre 2024

  1. Académie des Jeux Floraux de Toulouse : constituée en 1323 à Toulouse par sept troubadours pour maintenir le lyrisme courtois, cette “Compagnie du Gai Savoir “fut érigée en académie par Louis XIV en 1694 et promeut depuis sept siècles la poésie et la littérature en français et en occitan, entre autres en décernant des prix.
  2. Le claquoir était une variante de la crécelle, dite aussi « contre cloche », utilisée du Jeudi Saint au Samedi Saint quand les cloches étaient muettes. (N.D.A.)
  3. Publiée vers 1860, elle était encore en usage dans les années 50, révisée par Alphonse Dain, d’où son nom : la Ragon-Dain… Ragon édita aussi la Chrestomathie grecque pour les débutants, où figuraient le Notre père et le Je vous salue Marie.
  4. Dont le titre complet est Narrationes latinae, e sacris necnon e profanis scriptibus excerptae, Poussielgue Éditeur, 1897.
  5. Titre de l’atlas de géographie d’Élisée Reclus paru en 1900.
  6. La recitatio était la lecture publique et la concertatio la discussion philosophique.

André DHÔTEL, un catholique discret

Lauréat du prix Femina en 1955 pour Le pays où l’on n’arrive jamais , André Dhôtel n’a jamais revendiqué sa foi catholique dans ses écrits. Une « ligne de fuite » semble caractériser ceux-ci : des horizons sans cesse reculés, des personnages entretenant un dialogue avec eux-mêmes sans redouter l’échec, des lieux « déshérités » et des « chemins perdus » composant un univers romanesque imprégné de mystère et de lumière.

Un écrivain catholique ?

« André ne se considère pas comme un écrivain catholique. Écrivain, oui. Catholique, bien sûr et collaborateur de La Croix. Mais l’association [des deux mots, NDLR] ne lui sourit pas » (Suzanne Briet)1.

« Je n’ai pratiqué ma religion qu’à 37 ans… les obligations chrétiennes sont une épreuve de vie infiniment plus grave que toute littérature », lui répond en écho le romancier dans un entretien à la revue Le Pèlerin, en 1961. On ne lui a pas connu le moindre engagement militant. De parents libres penseurs, il s’était converti pour épouser religieusement Suzanne Laurent en 1932, et fut fortement influencé par le curé « qui ne parlait de religion en aucun cas et convertissait les gens sans le faire exprès ».

« Pas une seule page où apparaisse quelque thèse, quelque morale, une de ces profondes méditations dont se régalent tant d’écrivains contemporains », écrit à propos de l’œuvre d’André Dhôtel le critique Philippe Jaccottet2. Si ses œuvres ne ne laissent pas transpirer de recherche ou d’énoncés à caractère religieux, elles sont pourtant tout imprégnées de spirituel, tant dans son attirance contemplative pour la nature que dans son talent à décrire les émotions et les mouvements de l’âme de ses personnages, environnés d’un univers romanesque pétri de secrets.

Les êtres simples

André Dhôtel déclarait lui-même : « Ce qui m’a souvent guidé, ce qui m’a incité à écrire (…), c’est la rencontre d’êtres simples et que je trouvais merveilleux. Pour peu qu’on veuille bien parler, échanger, écouter – j’aime écouter -, on se met en état de découvrir en chaque vie tout un monde. » Et Jean Paulhan de commenter : « Ce sont les aventures de la vie toute nue qui lui viennent, et à nous avec lui. »
Ces jeunes gens et jeunes filles modestes ne sont à la recherche ni de la gloire, ni de la richesse, mais d’une lumière, plus simplement encore des signes faibles d’un monde lointain, inconnu mais pas étranger, l’étrangeté même étant signe de sacré.

Ces vies qui passent inaperçues témoignent d’une « soumission, non pas servile, mais naturelle, à l’ordre du monde » (Philippe Jaccottet).

« Cette magnifique ombelle, aussi bien du poison, naissait d’une graine certes plus volumineuse que le grain de moutarde de l’Évangile, mais elle n’avait pas la moindre raison d’exister et de se dépenser en ses fioritures qui se balancent vainement dans l’air. Et lui, Florent, n’avait pas en ce monde une place mieux marquée que l’ombelle. Il était donc là chez lui sous ces ombrages de saules malingres, dans l’humide fouillis d’herbes folles (Histoire d’un fonctionnaire).

Georges Limbour résume, à l’adresse de l’écrivain, en octobre 1964 : « Tu as créé une grande famille de personnages qui portent au cœur la même blessure dans l’esprit, non la révolte, mais un refus innocent de ce monde, avec la connaissance profonde de celui qui lui serait préférable.Tu as inventé ta géographie, tes villages et tes campagnes que tu as rendus perceptibles à tous les sens – humidité des feuilles, odeur de la sciure de bois – et ta cartographie de sentiers et de routes, de plats et de ravins, où l’on se perd, se cherche et se retrouve sans jamais cependant atteindre l’indicible but. »

Un vrai contemplatif

Le ciel, la forêt, les plantes, les fleurs et les arbres composent un décor précis mais familier à tout lecteur : c’est la nature dans sa force et sa simplicité, dont la contemplation est une leçon de vie. « Il y a dans la nature une intelligence qui n’est pas la nôtre. »

« Sans même le savoir il avait la conviction que tout ce qui ferait sa vie lui serait donné par la forêt. Il y a dans les bois une grande paix fraternelle » (Le pays où l’on n’arrive jamais).

André Dhôtel n’invente rien de la nature qu’il a tant fréquentée dans la modeste campagne des Ardennes, en allant à la cueillette des champignons « ambigus et radieux » et des pommes, en allant pêcher en barque, et, souvent en ne faisant rien. « On regarde et on attend », explique-t-il dans une correspondance à Henri Thomas, « on se chauffe au soleil, en regardant la rivière tout le long des après-midi ». Mais l’écrivain voit la nature différemment, et il en fait entrevoir le mystère :

« Sous les peupliers, parmi les arbustes et les herbes, il y avait un soudain rayonnement. Pas fait avec des rayons de lumière, mais comme si plusieurs pistes à peine plus larges que des sentiers se divisaient autour de lui, ne menant nulle part en réalité, plutôt avec le soupçon indicible de quelqu’un qui allait venir, ou bien quelqu’un qui était déjà venu peut-être et qui reviendrait. (…) Ombre ou lumière, il y avait ici ce qui est autre. Pas une présence comme pour les poètes, mais un simple passage, celui de l’inimaginable en ces pistes divisées sous les peupliers parmi les arbustes et les herbes. Un seul arbre déjà, c’est l’inimaginable puisqu’il s’agit d’une vie absolument aberrante pour nous. Or dans ces espaces régnait une vie éclatante. Il ne pouvait rien définir sinon qu’il touchait à ce qui lui manquait. En sa conviction de minime individu, Florent fut enclin à supposer qu’il y avait quelque part à découvrir une réalité qui dépassait toute attente » (Histoire d’un fonctionnaire).

Saint Benoît Joseph Labre : sur la piste du sacré

Ce livre fut écrit en 1956 juste après l’attribution du prix Femina au Pays où l’on n’arrive jamais. Cette biographie est une commande des éditions Plon qui, pour leur collection « Hommes de Dieu », demandèrent des biographies de saints à des écrivains non spécialisés dans la littérature religieuse.

Le choix de ce saint peu connu n’est pas fortuit : André Dhôtel était fasciné par ceux qui « ignorent les commodités de la terre », comme Baudelaire, Rimbaud ou Verlaine, et définissait le pèlerinage comme « un voyage où l’on ne propose pas un but, mais une absence de but ».

Benoît Joseph Labre fut un marcheur, « un frère plus pur et plus absolu » des héros d’André Dhôtel selon Philippe Jaccottet, qui y voit « une œuvre qui n’est pas religieuse au sens habituel du mot, sans processions, ni prêtres déchirés par le doute ».

Né à Amettes (Pas-de-Calais) en 1748, fils de paysans, proche de deux oncles prêtres, Benoît Joseph ne put apprendre le latin ni s’adapter à aucun ordre religieux malgré ses tentatives (les Chartreuses de Sainte-Aldegonde et de Notre-Dame-des-Prés, les Trappes de Soligny et Sept-Fons3 ). Il s’en fut donc seul sur les routes avec un livre de prières, vivant d’hospitalité et de mendicité, dépouillé de tout sentiment personnel « sauf celui d’être indigne », et durant son périple sur les pas de grands saints, se complut « dans une solitude éblouissante d’où on ne pouvait le déloger », « hanté par les âmes perdues », ne voulant surtout pas être pris pour un saint, mais devenir « le dernier des hommes pour témoigner de la plus grande lumière » (André Dhôtel). Cette route le mena de Sept-Fons (Allier), à Paray-le-Monial puis dans le Piémont italien, à Bologne, Ravenne, Ancône, Assise, Naples et Bari, ensuite en Espagne pour finir par la Suisse et Rome, fuyant dès qu’il accomplissait des prodiges. André Dhôtel définit son errance dans un extrême dénuement comme « une longue approche des lieux sacrés ». À l’église d’Amettes, on peut voir les reliques du saint qui sont à son image : une paillasse, un livre de prières, une chaussure sans semelle, une savate en toile élimée – les biens d’un homme qui pria si souvent à genoux, qui parcourut plus de 30 000 km en Europe et mourut à l’âge de trente-cinq ans. Au cours de ce périple épuisant, plusieurs confesseurs s’émurent de voir un homme jeune livré à cette « misère insensée », rappelle André Dhôtel.

Les trois cœurs de Benoît Joseph Labre : « Les trois cœurs qu’il faut garder : le cœur plein de douceur pour tous les hommes, son propre cœur d’une dureté absolue pour soi-même, et le cœur de feu pour son Dieu. » Et ses pages préférées dans l’ouvrage du P. Lejeune (1592-1672) qui ne le quittait pas : « Vous ne sauriez prier, si Dieu ne vous ouvre la bouche. Vous ne pouvez rien demander au nom de votre Sauveur, si le Saint-Esprit ne prie en vous. Vous ne sauriez avoir la volonté de prier si Dieu ne vous la donne par sa miséricorde. »

« La seule cause pourquoi nous ne sommes pas secourus de Dieu, c’est qu’il y a toujours dans notre cœur quelque grain de défiance. »

« Je crains le fond du cœur où personne ne peut lire, que Dieu : les péchés intérieurs, l’orgueil secret, la présomption de nous-mêmes, la confiance en nos vertus prétendues, l’attachement à nos pensées, à nos sentiments, à nos intérêts. »

André Dhôtel, qui a suivi quelques étapes de la longue piste de Benoît Labre, finit par se passionner pour son sujet et se sentir très familier de ce personnage dont « la démarche inlassable et rêveuse témoigne d’une beauté continuée, à retrouver dans la nuit, où que ce soit et pour tous, jusqu’au bout du monde».

Il y a en somme moins de religieux que de sacré dans l’œuvre d’André Dhôtel, paisible dans sa certitude qu’ « il n’y a dans le monde que des choses gâchées au milieu d’une magnificence impossible à saisir» et que « nous ne sommes pas abandonnés. Quelqu’un veille sur nous, avec nous ». Il a assigné à la littérature, et d’abord à la sienne propre, de rappeler « combien notre situation est désespérée, combien notre espérance est incroyable, et que c’est l’incroyable qui nous est nécessaire comme tel, et nous amène à la pratique la plus humble de la prière qui est la reconnaissance de notre nuit et l’attente d’une lumière hors de mesure, d’autant plus belle que nous n’étions rien4 ».

Le Dieu d’André Dhôtel est moins dans les églises que dans la nature, dans ces sous-bois énigmatiques, ces sentiers de pèlerinage vers le pays où l’on arrive un jour.


www.andredhotel.org (Association des Amis d’André Dhôtel, 10-12, rue de Reims 75013 PARIS)

Article publié dans la revue Una Voce n°349 de Novembre – Décembre 2024

  1. Suzanne Briet, « André mon cousin, Journal ardennais », Cahiers André Dhôtel n° 17, novembre 2019.
  2. « Avec André Dhôtel, Choix de textes critiques », Éditions Fata Morgana, 2008.
  3. Où il fut la proie de graves crises d’angoisse qui mirent fin à son noviciat.
  4. « La littérature et le hasard » (notes écrites entre 1942 et 1945, rassemblées par Philippe Blondeau), Éditions Fata Morgana, 2015.