Valery LARBAUD, le converti

Élevé dans la religion protestante, Valery Larbaud (1881-1957) procéda à son abjuration et fut baptisé en la chapelle Saint-Joseph de l’église Notre-Dame-de-Grâce de Passy (Paris) en décembre 1910 la veille de Noël. Il ne semble pas que sa vie en ait été modifiée de façon visible, ni que son œuvre en ait subi une transformation évidente. Valery Larbaud est toujours resté extrêmement discret, sans doute pour éviter toute peine à sa mère veuve dont il était l’unique enfant. D’une façon plus ou moins voilée, il a exprimé des sentiments religieux tant dans ses écrits intimes que dans son œuvre de critique ou de fiction. Valery Larbaud avait fait confidence à André Gide de son « passage à Rome » en lui demandant la discrétion. Paul Claudel et Francis Jammes l’apprirent toutefois. Paul Claudel écrivit en mars 1912 à André Gide : « La nouvelle que vous me donnez au sujet de Valery Larbaud me remplit de joie », et il écrit à Larbaud lui-même : « Comment assez vous féliciter et vous dire combien je me réjouis de ce nouveau lien qui s’établit entre nous ? Espérons que le tour de ce pauvre Gide arrivera bientôt car il m’a l’air bien malheureux et tourmenté. »

C’est pourtant à André Gide que Valéry Larbaud écrit en mars 1912 la lettre1 contenant la plus large confidence qu’il ait faite sur sa conversion ; après lui avoir annoncé qu’il consacre une étude à un poète mystique anglais, Digby Dolben2 (1848-1867), « qui devrait vous plaire ainsi qu’à Claudel », il lui fait part de ce que ce dernier lui a écrit « un petit mot pour m’encourager dans le sens que vous savez. J’ai trop de choses à dire là-dessus pour répondre tout de suite. J’ai envie d’envoyer à Claudel une espèce d’apologie que j’ai médité d’écrire depuis que j’envisage sérieusement the going over to Rome et je désire adresser ce document à quelqu’un qui le garderait afin de témoigner de ma sincérité et de mes vrais motifs car je crains, par exemple chez ma mère, la fausse idée que j’ai été conduit là par des influences d’amis et je crois que Claudel est bien l’homme qui pourrait comprendre et garder ce document. Je veux, vous comprenez bien, me défendre contre 3 choses : influence d’amis, influence de livres ou de mode, enfin l’ilotisme dont vous m’avez accusé vous-même(..) je crois bien que de tous mes amis non-chrétiens vous êtes celui qui est le plus près de cette grande trouvaille ».

Toutefois cette apologie semble n’avoir jamais été écrite3. Mais il existe bien au centre culturel Valery Larbaud de Vichy, dans la bibliothèque anglaise de Valery Larbaud, un exemplaire de L’Apologia pro vita sua, being a history of his religious opinions de J.H. Newman, dont au moins le titre l’aurait inspiré.

Il est patent que les séjours en Angleterre lui ont offert une comparaison entre les milieux protestants et les milieux catholiques qu’il a fréquentés assidûment dans le cercle d’Alice Meynell4 (1847-1922), Coventry Patmore5 (1823-1896), Digby Dolben et G.K. Chesterton (1874-1936) qu’il estima un jour « pas assez catholique ».

Traductions, prières, notes intimes

Traduisant les Notes books de Samuel Butler (1835-1902)6, il confie à Gide combien «­­­ j’éprouve de grands scrupules de conscience à cause de l’irréligion imbécile de certaines pages ».

Dans son Journal (1912-1935) Valéry Larbaud écrira de nombreuses prières : à l’occasion du suicide de Jean Lévy en 1913, de la maladie de Jean Cocteau en 1931, et diverses prières d’intercession, des prières d’action de grâces et des récits de visite d’églises, des commentaires de visite comme celle de l’Assomption de la cathédrale d’Anvers en 1934 : « Sûrement, Rubens a mis en œuvre deux lumières différentes : l’éternel est celle du soleil. Nous reconnaissons la nôtre du premier coup d’œil. 

Il relate ainsi des visites avec Laeta, la petite-fille de sa compagne Maria Nebbia, à Notre-Dame de Paris, au Sacré-Cœur et à Saint-Étienne-du-Mont, visites dont il fait une catéchèse pour l’enfant : il explique la statue de sainte Geneviève comme «  une sorte de Jeanne d’Arc sans épée, sans oriflamme, tellement brave que par ses seules prières elle avait obtenu de Dieu que les ennemis s’éloignassent de Paris ». Le Journal fait aussi état des préoccupations religieuses de Larbaud. Il note ainsi une expérience spirituelle « bizarre coïncidence: il y a 2 ou 3 jours, j’ai rêvé de saint François de Sales et cela pendant assez longtemps ; je parlais à quelqu’un de La vie dévote et le matin suivant, quand je me suis levé, j’ai regardé sur mon calendrier et j’ai été stupéfait de découvrir que c’était justement la Saint-François-de-Sales : je ne le savais pas avant ». À Rome, le 11 février 1932, il assiste à Saint-Pierre de Rome à la cérémonie pontificale de la dixième année du pontificat de Pie XI et en décrit les aspects extérieurs. Il note aussi en 1931 après la lecture des Parfums de Rome de Veuillot : « L’Église, avec son ordre et sa liberté ». Le 22 décembre 1934 devant le spectacle de la place Saint-Sulpice : « Le sentiment de l’instabilité et de l’insécurité d’une société laïque ; le refuge aux sanctuaires ; hors de l’Église, pas de salut. »

De l’Angleterre et de ses poètes catholiques, Larbaud passe à La Salette en découvrant La vie de Mélanie. C’est encore Gide qui est le confident de cette nouvelle lecture : « Je lis et je relis La vie de Mélanie. Voilà un livre que j’aime. La préface de Léon Bloy est agaçante, carlylienne, hugotique, mais après, ce langage clair et fade, expliquant ces prodiges étonnants, ce culte de la douleur, cette horreur du monde… Dostoïevski et Whitman préparaient cela. C’est vraiment l’œuvre du XXe siècle sans réserve. Bien sûr, vous trouverez tout cela dans la vie des saints, mais ici c’est raconté par la sainte elle-même ; lisez-le, lisez, on pleure à toutes les pages et cela laisse une joie énorme. » Valery Larbaud a donné aussitôt à la N.R.F. ses « Notes sur la vie de Mélanie, bergère de la Salette, écrite par elle-même »7 et insiste sur « la clarté presque insoutenable de ce livre ».

C’est enfin à saint Jérôme que Valery Larbaud écrira une dédicace, fruit d’une longue méditation des écrits et des lettres de ce « traducteur incomparable », et fera un résumé magistral de l’évocation du Jugement dernier par Jérôme : « Un délire sublime qui nie toute sagesse humaine, renverse toute cité, anéantit la terre et projette l’homme dans les cieux. »

Il en tirera aussi une maxime pour les traducteurs dont saint Jérôme est le patron : « Ici-bas leur modèle, au ciel leur protecteur. »

Dans sa Lettre d’Italie, il s’écrie à Loreto : « Quelle trouvaille que le premier mot de la phrase latine gravée au-dessus du petit autel de la casa et qui signifie “ ici, le verbe s’est fait chair”. L’homme qui peut lire cet « Hic » sans être ému et sans éprouver le sentiment d’être transporté dans un monde supérieur, tout amour, n’est pas digne de lire les poètes. » À Lisbonne, au musée national, contemplant le Christ voilé de Frei Carlos (1530), il s’adresse à ses amis : « Je n’ai osé envoyer à aucun d’entre vous la carte postale où ce tableau est reproduit, tant il semble demander à qui l‘a vu de garder son secret. »

Les romans

On voit se glisser dans Barnabooth l’atmosphère toute terrestre du jeune milliardaire qui est toutefois en ardente quête de Dieu et on peut trouver dans la bouche de Putouarey une sorte de confession sur son indignité, son mélange de péché et de prière et « ce monde où nous voyons que tout est organisé pour la vie mortelle et rien pour la vie éternelle ». Dans ce même roman, le mystique Stéphane qui conduit Barnabooth au monastère de Serghievo, ayant vu avec lui le saint, lui dit : « Tu l’aimes toi aussi, l’homme de douleur – celui qui perd tout le trouve, lui me reste, il a recueilli toutes mes larmes, il a partagé toutes mes joies… je possède l’Amour. »

Quant aux Enfantines, ce roman ne pouvait se passer d’évoquer le sentiment religieux plus d’une fois de couleur protestante mais dans une atmosphère de pureté et d’innocence. Même dans la trilogie Amants, heureux amants, au sujet pourtant éloigné de tout esprit religieux, l’inquiétude anxieuse du héros aboutit à une prière : « Rien que des Ave », murmure le héros, en déclarant sa préférence pour l’Ave en italien plutôt qu’en français puis sa préférence finale pour le texte latin : « Ces derniers mots me frappaient beaucoup autrefois : et nunc et in hora mortis nostrae, ce brusque rapprochement, cette ellipse formidable entre « maintenant » si paisiblement recueilli, la fin de l’étude du soir, et l’heure de notre mort inconcevable environnée de terreurs… c’est cela qui m’a fait comprendre pour la première fois ce que l’on peut faire avec les mots (…) j’aime cette prière, jubilation du monde au pied de la femme rédemptrice devant la source de la vie et la porte du salut8

Une œuvre mérite une place à part : Tan Callando (1936). C’est le récit du retour à la grâce d’un héros désabusé, dans les rues de Birmingham et dans son cimetière. « Il se rappelait combien, souvent répétés, ces mots Piis adauge gratiam l’avaient rempli d’une allégresse qui lui paraissait sans cause et leurs syllabes remémorées ici lui apportèrent une consolation… et revint le désir de la prière d’enfant : Da nobis ; Exaudi nos ; Quaesumus Domine ; et les mots de Digby Dolben qu’il se répétait souvent de tout son cœur, parfois avec des larmes : Seeking of Thee only / Love and love and love. »

Enfin trois de ses six poèmes Dévotions particulières font place à la dévotion mariale à Notre- Dame de la Garde de Marseille, Valence-du-Cid (en français, espagnol, latin) et Milan (en français, italien, anglais), tous exemples de polyphonie linguistique.

« Naturellement, un chrétien si sa foi est vive et agissante se compare très souvent à Jésus- Christ et remarque avec satisfaction jusqu’aux plus petites circonstances par lesquelles il peut se comparer à lui : une mortification, une douleur supportée avec patience, etc.9 » Dans ces pensées se préfigurait la cruelle épreuve qui l’attendait : une hémiplégie avec aphasie survenue en 1935 lui a interdit de s’expliquer par la suite autrement que dans un langage tronqué. Le mystère demeure sur l’aide spirituelle apportée par sa foi catholique dans l’acceptation de son état. Le neurologue qui l’a suivi a constaté son incapacité à dire dans les premiers temps, à chaque essai de verbalisation, autre chose que : « Bonsoir, les choses d’ici- bas. »

Bibliographie

Valery Larbaud, Œuvres, La Pléiade, Gallimard, 1957.
Th. Alajouanine, « Valery Larbaud sous divers visages », N.R.F., 1973, 175 p.
Valery Larbaud, « Sous l’invocation de Saint Jérôme », Gallimard, 1946 et 1997, 350 p.

Article publié dans la revue Una Voce n°349 de Novembre – Décembre 2024

  1. VL « Lettres à André Gide », Stols, 1948 (lettre XXXI).
  2. Jeune poète anglais, mort de noyade à dix-neuf ans, qui avait aussi envisagé une conversion au catholicisme à l’ombre de John H. Newman. Il fut publié par son cousin Robert Bridges en 1911.
  3. Jean-Aubry : « Valery Larbaud, sa vie et son œuvre », Éditions du Rocher, 1949.
  4. Alice Meynell née Thompson, poète, critique littéraire et éditeur, se convertit au catholicisme en 1868 et fut imitée par ses parents.
  5. Auteur de poèmes narratifs faisant l’éloge du mariage et de l’épouse idéale (« The Angel in the house », 1854). De son « The unknown Eros », Larbaud dira qu’il est « le fruit de la vie religieuse de son auteur ».
  6. Parues en 1936 sous le titre Carnets.
  7. Valery Larbaud, Œuvres complètes.
  8. Mon plus secret conseil.
  9. Journal, tome II.

Élève au Caousou en 1900 : la Belle Époque du latin langue vivante

Professeur des Universités, président de l’Université de Toulouse II-Le Mirail, secrétaire perpétuel de l’Académie des Jeux floraux de Toulouse1, Georges Mailhos (1932-2016) avait rédigé un opus à destination de ses enfants « Mémoire d’une famille ». Son fils Pascal Mailhos en diffuse des extraits dans la revue « L’Autà » de l’Association « Les Toulousains de Toulouse ». Ce récit détaille la vie d’un élève dans ce collège jésuite fondé en 1874.

La rentrée

Dès la rentrée, le cadre était posé : à l’élève Hippolyte Mailhos (1886-1967), père de Georges, il fut annoncé par un père jésuite, comme à ses camarades : « Je ne plaisante pas. Si vous me trompez, je ne vous pardonnerai pas. Mais je vous pardonnerai toujours si vous vous efforcez. »

L’année qui suivit son entrée (en « septième »), un de leurs maîtres dit à sa classe un matin : « Mes petits, demain je ne serai pas avec vous. Je pars missionnaire à Madagascar, je ne vous reverrai sans doute jamais mais je serai toujours près de vous par la prière, ad majorem Dei gloriam.” Hippolyte note plus tard : « Je remarque qu’actuellement on traduit souvent pour la plus grande gloire de Dieu : c’est prendre pour un superlatif orgueilleux ce qui n’est qu’un modeste comparatif ; il faut donc entendre pour une plus grande gloire de Dieu.”

Le latin, partie intégrante des études

À chaque classe, sous la conduite de leur maître, les élèves récitaient le Veni Sancte Spiritus. Leur vie scolaire était rythmée à l’intérieur par le bruit sec du claquoir2 – deux planchettes de bois réunies par une charnière que l’on rabattait vivement – qui réglait comme à la messe les mouvements et, à l’extérieur, par le roulement du tambour qu’actionnait le concierge et qui égrenait les heures. Toutes les prières se faisaient en latin. Pour chaque prière religieuse, ils faisaient une attaque nette : « Confiteor Deo omnipotenti », « Pater noster », que suivait une sorte de marmonnement rapide et scandé vite amenuisé en bourdonnement sourd. Même chose pour « Dies irae », « Magnificat », « Stabat Mater », ou “l’Exultet”. Mon père évoquait parfois la Fête-Dieu, le premier dimanche de juin, lorsque lui et ses camarades portaient à tour de rôle le dais aux franges de passementerie dorée et le reposoir au milieu des odeurs de l’encens et des fleurs qui jonchaient le sol, tout en entonnant le « Lauda Sion ».

Le latin faisait partie intégrante de leurs études, comme plus tard à la faculté l’étude du droit romain. Ainsi, sur l’album du Caousou, toutes les maximes qui renvoyaient à la vie de l’établissement étaient en latin. Dès la sixième, les élèves utilisaient un guide de conversation latine écrit par un jésuite et publié par l’éditeur toulousain Privat, qui essayait de faire du latin une langue vivante. Deux exemples de ce latin plutôt étrange : « Surge, Paule, diei multum jam est » (« Lève-toi, Paul, il est grand jour »), « tacito ridere naso » (« rire dans sa barbe »). Les « quatrième » s’appelaient quartani, comme je le lis sur un livre de classe de Pierre Mailhos « Marci Tullii Ciceronis opera ad usum quartanorum », publié chez Mame. Sur l’en-tête de leurs devoirs, les élèves écrivaient « J.M.J. » (Jésus, Marie, Joseph), avec une croix au-dessus du « M ». Ils faisaient souvent figurer sur la page de garde de leurs livres « I.H.S. ».

Au début du repas de midi, le silence était imposé pendant la lecture traditionnelle d’un texte pieux, faite recto tono à tour de rôle par les élèves du haut d’une estrade où déjeunaient les professeurs. Pour arrêter la lecture, le supérieur, assis sur sa cathèdre gothique, donnait de sa règle un coup sec sur la table ; le récitant disait alors : « Tu, autem, Domine, miserere nobis » à quoi répondait le « Deo gratias » unanime de ses élèves.

On apprenait le grec en même temps que le latin, dès la sixième. Dans la Grammaire grecque d’Éloi Ragon3, les préfaces et les notes sont en latin. L’inévitable De viris illustribus urbis Romae, de l’abbé Lhomond, en usage depuis 1775, et les Narrationes latinae4 étaient au programme. Le père Vauchelle, responsable de cette édition de 1897, la préfaçait ainsi : « Chrétien et prêtre, nous travaillons pour des enfants chrétiens. Serions-nous dès lors excusable de laisser dans l’oubli nos auteurs sacrés et de négliger les beautés supérieures qu’ils nous offrent ? Nos chers élèves verront une fois de plus que la foi chrétienne, en donnant à l’intelligence la vérité complète, grandit toutes les facultés humaines et donne au génie une puissance nouvelle. »

Corollaire : dans les programmes d’histoire, l’histoire sainte tient une grande place, au moins égale à celle de l’histoire romaine, où les épisodes guerriers sont destinés à préparer les futurs militaires à la « revanche ». La bannière de l’école affichait la devise « religione, scientia, armis ».

N’oublions pas qu’à la même époque les manuels en usage à l’école laïque prônaient les vertus des exercices militaires pratiqués dans la cour de récréation sous la férule de l’instituteur, et que dans la fameuse collection Récréations enfantines chez Hetzel figurait la Petite Guerre, ce qui allait de pair avec la revanche de la défaite de 1870 et les débuts de la colonisation « pour une plus grande France5». C’est dans Cornelius Nepos, Juste Lipse ou Velleius Paterculus, plus que dans Tacite ou Tite-Live qu’on trouve les plus beaux apophtegmes moraux qui nourrissent la réflexion. Ainsi de Varus et de ses légions perdues : « Duci plus ad moriendum quand ad pugnandum animi fuit » (Ce chef eut plus de courage pour mourir que pour combattre) ou encore ces dernières volontés que tout soldat près d’expirer pouvait écrire avec son doigt trempé de sang : « Rutilantibus sanguine litteris. »

Il y avait au Caousou comme dans tous les établissements jésuites une académie composée des meilleurs élèves : les lauréats y faisaient des récitations de leurs poèmes et s’y livraient à des joutes oratoires appelées à l’époque concertations6.

Le soir, au dortoir, Hippolyte et Pierre découvraient les habitudes d’alors : la prière collective avant que le surveillant baisse la flamme de l’éclairage au gaz et réintègre sa cabine entourée de rideaux jusqu’à la toilette rapide du matin et la prière mécanique : «  Mon Dieu c’est par un effet de votre bonté que je revois la lumière. » La messe était dite tous les matins, après quoi les pensionnaires se retrouvaient au réfectoire pour le petit déjeuner. Mon père m’a raconté que les matins d’hiver, lorsqu’il avait à peine 10 ans, il grelottait dans la chapelle évidemment non chauffée en se faisant morigéner par les pères lorsqu’en servant la messe il se trompait ou bâillait. J’ai moi-même connu plus tard ces mêmes messes du petit matin avec leur atmosphère sombre et austère et, comme mon père, je portais soutanelle rouge et rochet de dentelle. Peut-être est-ce à cette époque de notre enfance que s’est forgée l’habitude de penser que c’est le matin et non le banal midi qui équilibre le jour et lui donne sens, comme si la force de la journée ne venait pas de la durée qu’elle a subie, mais de l’élan pris à son début. À de tels signes, je reconnais la signification que peut prendre dans notre famille la tradition, et, au moment où j’en suis de ma vie lorsque l’âge a bouché toutes les directions et qu’on se trouve circonscrit par tous les impedimenta possibles, j’y trouve réconfort et paix.

Sur la couverture de l’album du Caousou conservé par mon père, figure en dessous de la vue générale de l’entrée la formule « Haec olim meminisse juvabit ! » (Il sera agréable un jour de se rappeler ces choses !).

Georges MAILHOS

Avec l’aimable autorisation de la revue L’AUTÀ

Article publié dans la revue Una Voce n°349 de Novembre – Décembre 2024

  1. Académie des Jeux Floraux de Toulouse : constituée en 1323 à Toulouse par sept troubadours pour maintenir le lyrisme courtois, cette “Compagnie du Gai Savoir “fut érigée en académie par Louis XIV en 1694 et promeut depuis sept siècles la poésie et la littérature en français et en occitan, entre autres en décernant des prix.
  2. Le claquoir était une variante de la crécelle, dite aussi « contre cloche », utilisée du Jeudi Saint au Samedi Saint quand les cloches étaient muettes. (N.D.A.)
  3. Publiée vers 1860, elle était encore en usage dans les années 50, révisée par Alphonse Dain, d’où son nom : la Ragon-Dain… Ragon édita aussi la Chrestomathie grecque pour les débutants, où figuraient le Notre père et le Je vous salue Marie.
  4. Dont le titre complet est Narrationes latinae, e sacris necnon e profanis scriptibus excerptae, Poussielgue Éditeur, 1897.
  5. Titre de l’atlas de géographie d’Élisée Reclus paru en 1900.
  6. La recitatio était la lecture publique et la concertatio la discussion philosophique.

André DHÔTEL, un catholique discret

Lauréat du prix Femina en 1955 pour Le pays où l’on n’arrive jamais , André Dhôtel n’a jamais revendiqué sa foi catholique dans ses écrits. Une « ligne de fuite » semble caractériser ceux-ci : des horizons sans cesse reculés, des personnages entretenant un dialogue avec eux-mêmes sans redouter l’échec, des lieux « déshérités » et des « chemins perdus » composant un univers romanesque imprégné de mystère et de lumière.

Un écrivain catholique ?

« André ne se considère pas comme un écrivain catholique. Écrivain, oui. Catholique, bien sûr et collaborateur de La Croix. Mais l’association [des deux mots, NDLR] ne lui sourit pas » (Suzanne Briet)1.

« Je n’ai pratiqué ma religion qu’à 37 ans… les obligations chrétiennes sont une épreuve de vie infiniment plus grave que toute littérature », lui répond en écho le romancier dans un entretien à la revue Le Pèlerin, en 1961. On ne lui a pas connu le moindre engagement militant. De parents libres penseurs, il s’était converti pour épouser religieusement Suzanne Laurent en 1932, et fut fortement influencé par le curé « qui ne parlait de religion en aucun cas et convertissait les gens sans le faire exprès ».

« Pas une seule page où apparaisse quelque thèse, quelque morale, une de ces profondes méditations dont se régalent tant d’écrivains contemporains », écrit à propos de l’œuvre d’André Dhôtel le critique Philippe Jaccottet2. Si ses œuvres ne ne laissent pas transpirer de recherche ou d’énoncés à caractère religieux, elles sont pourtant tout imprégnées de spirituel, tant dans son attirance contemplative pour la nature que dans son talent à décrire les émotions et les mouvements de l’âme de ses personnages, environnés d’un univers romanesque pétri de secrets.

Les êtres simples

André Dhôtel déclarait lui-même : « Ce qui m’a souvent guidé, ce qui m’a incité à écrire (…), c’est la rencontre d’êtres simples et que je trouvais merveilleux. Pour peu qu’on veuille bien parler, échanger, écouter – j’aime écouter -, on se met en état de découvrir en chaque vie tout un monde. » Et Jean Paulhan de commenter : « Ce sont les aventures de la vie toute nue qui lui viennent, et à nous avec lui. »
Ces jeunes gens et jeunes filles modestes ne sont à la recherche ni de la gloire, ni de la richesse, mais d’une lumière, plus simplement encore des signes faibles d’un monde lointain, inconnu mais pas étranger, l’étrangeté même étant signe de sacré.

Ces vies qui passent inaperçues témoignent d’une « soumission, non pas servile, mais naturelle, à l’ordre du monde » (Philippe Jaccottet).

« Cette magnifique ombelle, aussi bien du poison, naissait d’une graine certes plus volumineuse que le grain de moutarde de l’Évangile, mais elle n’avait pas la moindre raison d’exister et de se dépenser en ses fioritures qui se balancent vainement dans l’air. Et lui, Florent, n’avait pas en ce monde une place mieux marquée que l’ombelle. Il était donc là chez lui sous ces ombrages de saules malingres, dans l’humide fouillis d’herbes folles (Histoire d’un fonctionnaire).

Georges Limbour résume, à l’adresse de l’écrivain, en octobre 1964 : « Tu as créé une grande famille de personnages qui portent au cœur la même blessure dans l’esprit, non la révolte, mais un refus innocent de ce monde, avec la connaissance profonde de celui qui lui serait préférable.Tu as inventé ta géographie, tes villages et tes campagnes que tu as rendus perceptibles à tous les sens – humidité des feuilles, odeur de la sciure de bois – et ta cartographie de sentiers et de routes, de plats et de ravins, où l’on se perd, se cherche et se retrouve sans jamais cependant atteindre l’indicible but. »

Un vrai contemplatif

Le ciel, la forêt, les plantes, les fleurs et les arbres composent un décor précis mais familier à tout lecteur : c’est la nature dans sa force et sa simplicité, dont la contemplation est une leçon de vie. « Il y a dans la nature une intelligence qui n’est pas la nôtre. »

« Sans même le savoir il avait la conviction que tout ce qui ferait sa vie lui serait donné par la forêt. Il y a dans les bois une grande paix fraternelle » (Le pays où l’on n’arrive jamais).

André Dhôtel n’invente rien de la nature qu’il a tant fréquentée dans la modeste campagne des Ardennes, en allant à la cueillette des champignons « ambigus et radieux » et des pommes, en allant pêcher en barque, et, souvent en ne faisant rien. « On regarde et on attend », explique-t-il dans une correspondance à Henri Thomas, « on se chauffe au soleil, en regardant la rivière tout le long des après-midi ». Mais l’écrivain voit la nature différemment, et il en fait entrevoir le mystère :

« Sous les peupliers, parmi les arbustes et les herbes, il y avait un soudain rayonnement. Pas fait avec des rayons de lumière, mais comme si plusieurs pistes à peine plus larges que des sentiers se divisaient autour de lui, ne menant nulle part en réalité, plutôt avec le soupçon indicible de quelqu’un qui allait venir, ou bien quelqu’un qui était déjà venu peut-être et qui reviendrait. (…) Ombre ou lumière, il y avait ici ce qui est autre. Pas une présence comme pour les poètes, mais un simple passage, celui de l’inimaginable en ces pistes divisées sous les peupliers parmi les arbustes et les herbes. Un seul arbre déjà, c’est l’inimaginable puisqu’il s’agit d’une vie absolument aberrante pour nous. Or dans ces espaces régnait une vie éclatante. Il ne pouvait rien définir sinon qu’il touchait à ce qui lui manquait. En sa conviction de minime individu, Florent fut enclin à supposer qu’il y avait quelque part à découvrir une réalité qui dépassait toute attente » (Histoire d’un fonctionnaire).

Saint Benoît Joseph Labre : sur la piste du sacré

Ce livre fut écrit en 1956 juste après l’attribution du prix Femina au Pays où l’on n’arrive jamais. Cette biographie est une commande des éditions Plon qui, pour leur collection « Hommes de Dieu », demandèrent des biographies de saints à des écrivains non spécialisés dans la littérature religieuse.

Le choix de ce saint peu connu n’est pas fortuit : André Dhôtel était fasciné par ceux qui « ignorent les commodités de la terre », comme Baudelaire, Rimbaud ou Verlaine, et définissait le pèlerinage comme « un voyage où l’on ne propose pas un but, mais une absence de but ».

Benoît Joseph Labre fut un marcheur, « un frère plus pur et plus absolu » des héros d’André Dhôtel selon Philippe Jaccottet, qui y voit « une œuvre qui n’est pas religieuse au sens habituel du mot, sans processions, ni prêtres déchirés par le doute ».

Né à Amettes (Pas-de-Calais) en 1748, fils de paysans, proche de deux oncles prêtres, Benoît Joseph ne put apprendre le latin ni s’adapter à aucun ordre religieux malgré ses tentatives (les Chartreuses de Sainte-Aldegonde et de Notre-Dame-des-Prés, les Trappes de Soligny et Sept-Fons3 ). Il s’en fut donc seul sur les routes avec un livre de prières, vivant d’hospitalité et de mendicité, dépouillé de tout sentiment personnel « sauf celui d’être indigne », et durant son périple sur les pas de grands saints, se complut « dans une solitude éblouissante d’où on ne pouvait le déloger », « hanté par les âmes perdues », ne voulant surtout pas être pris pour un saint, mais devenir « le dernier des hommes pour témoigner de la plus grande lumière » (André Dhôtel). Cette route le mena de Sept-Fons (Allier), à Paray-le-Monial puis dans le Piémont italien, à Bologne, Ravenne, Ancône, Assise, Naples et Bari, ensuite en Espagne pour finir par la Suisse et Rome, fuyant dès qu’il accomplissait des prodiges. André Dhôtel définit son errance dans un extrême dénuement comme « une longue approche des lieux sacrés ». À l’église d’Amettes, on peut voir les reliques du saint qui sont à son image : une paillasse, un livre de prières, une chaussure sans semelle, une savate en toile élimée – les biens d’un homme qui pria si souvent à genoux, qui parcourut plus de 30 000 km en Europe et mourut à l’âge de trente-cinq ans. Au cours de ce périple épuisant, plusieurs confesseurs s’émurent de voir un homme jeune livré à cette « misère insensée », rappelle André Dhôtel.

Les trois cœurs de Benoît Joseph Labre : « Les trois cœurs qu’il faut garder : le cœur plein de douceur pour tous les hommes, son propre cœur d’une dureté absolue pour soi-même, et le cœur de feu pour son Dieu. » Et ses pages préférées dans l’ouvrage du P. Lejeune (1592-1672) qui ne le quittait pas : « Vous ne sauriez prier, si Dieu ne vous ouvre la bouche. Vous ne pouvez rien demander au nom de votre Sauveur, si le Saint-Esprit ne prie en vous. Vous ne sauriez avoir la volonté de prier si Dieu ne vous la donne par sa miséricorde. »

« La seule cause pourquoi nous ne sommes pas secourus de Dieu, c’est qu’il y a toujours dans notre cœur quelque grain de défiance. »

« Je crains le fond du cœur où personne ne peut lire, que Dieu : les péchés intérieurs, l’orgueil secret, la présomption de nous-mêmes, la confiance en nos vertus prétendues, l’attachement à nos pensées, à nos sentiments, à nos intérêts. »

André Dhôtel, qui a suivi quelques étapes de la longue piste de Benoît Labre, finit par se passionner pour son sujet et se sentir très familier de ce personnage dont « la démarche inlassable et rêveuse témoigne d’une beauté continuée, à retrouver dans la nuit, où que ce soit et pour tous, jusqu’au bout du monde».

Il y a en somme moins de religieux que de sacré dans l’œuvre d’André Dhôtel, paisible dans sa certitude qu’ « il n’y a dans le monde que des choses gâchées au milieu d’une magnificence impossible à saisir» et que « nous ne sommes pas abandonnés. Quelqu’un veille sur nous, avec nous ». Il a assigné à la littérature, et d’abord à la sienne propre, de rappeler « combien notre situation est désespérée, combien notre espérance est incroyable, et que c’est l’incroyable qui nous est nécessaire comme tel, et nous amène à la pratique la plus humble de la prière qui est la reconnaissance de notre nuit et l’attente d’une lumière hors de mesure, d’autant plus belle que nous n’étions rien4 ».

Le Dieu d’André Dhôtel est moins dans les églises que dans la nature, dans ces sous-bois énigmatiques, ces sentiers de pèlerinage vers le pays où l’on arrive un jour.


www.andredhotel.org (Association des Amis d’André Dhôtel, 10-12, rue de Reims 75013 PARIS)

Article publié dans la revue Una Voce n°349 de Novembre – Décembre 2024

  1. Suzanne Briet, « André mon cousin, Journal ardennais », Cahiers André Dhôtel n° 17, novembre 2019.
  2. « Avec André Dhôtel, Choix de textes critiques », Éditions Fata Morgana, 2008.
  3. Où il fut la proie de graves crises d’angoisse qui mirent fin à son noviciat.
  4. « La littérature et le hasard » (notes écrites entre 1942 et 1945, rassemblées par Philippe Blondeau), Éditions Fata Morgana, 2015.

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