Récits et carnets de voyage, de J.K. Husymans (1848-1907) ARTHAUD, 2022

La littérature de voyage est aujourd’hui une catégorie à part entière, alimentée par une pléthore de publications où chacun raconte son voyage, en des textes dont l’ennui rappelle les séances de « diapos » que les voyageurs de la fin du XXe siècle, assénaient à leurs hôtes entre le dessert et le café, de quoi somnoler plus ou moins béatement.
D’où la surenchère que se livrent les éditeurs, chacun se sentant légitimé à partager son expérience, ses « bons plans » ou son carnet secret (qui dès lors, ne le sera plus) dès lors qu’il a parcouru un tronçon de la route de la soie ou du chemin de Compostelle. L’aventure n’est pas de découvrir des terres inconnues : il n’y en a plus. L’aventure est bien de découvrir des terres inconnues de soi. Il n’est pas donné à tout le monde d’en parler avec finesse.

C’est pourquoi les carnets de voyage de Huysmans sont à recommander, comme une vraie expérience à partager : d’abord parce qu’ils furent écrits entre 1876 et 1904 et que c’est un témoignage des conditions dans lesquelles on voyageait à l’époque, ensuite parce qu’ils émanent d’un voyageur qui aimait visiter des lieux, mais n’aimait pas voyager pour s’y rendre.
Ainsi, le chapitre sur « le buffet des gares », « dont le patron qui est chez lui, ne voit que des malheureux qui regrettent leur chez-eux, mastiquant la pénitence filasse d’un veau tiède, les yeux fixés sur l’horloge » et celui sur le « sleeping-car, ce « cercueil houleux qui flotte » valent tous les « Routards » du monde !

Francfort, Cologne, Amsterdam, La Haye, Delft, Bruxelles, Bruges mais aussi Bourges, Dijon, Colmar, Bordeaux, Strasbourg et Reims sont ainsi recensées, en un florilège européen dont le fil conducteur est la beauté, le charme, que dégagent les lieux ; pour finir à Lourdes qui vaudra à Husymans d’écrire, outre les deux récits de 1903 et 1904 présents dans ce livre, l’ouvrage d’une spiritualité profonde autant que sceptique « les foules de Lourdes » (1906).

Huysmans promène sur tous ces lieux un élégant détachement parfois ronchon : sur les conditions de voyage, sur les lieux (beaucoup d’églises) et enfin sur les personnes croisées, non sans toujours chercher à comprendre les autres.

L’abbatiale de Souillac : art roman au bord de la Dordogne en Quercy Périgord

Sainte Marie de Souillac, dédiée à Notre Dame de l’Assomption, fut au dixième siècle un monastère bénédictin fondé sur ordre de Saint Géraud, comte et abbé d’Aurillac, et consacré en 1140. Au même moment, la ville de Souillac se développait avec sa propre église paroissiale Saint Martin, dont les destructions successives des guerres de religion ne laisseront qu’un clocher.

Le monastère lui-même subit des dommages pendant la guerre de Cent ans, mais Sainte Marie est devenu entre-temps une abbaye, par bulle pontificale, et ne dépend plus d’Aurillac. Parmi ses commendataires, il faut signaler Joachim du Bellay (qui n’y mit probablement jamais les pieds) et Henri de la Mothe Houdancourt (1612-1684), grand bâtisseur et réformateur de monastères, qui l’intégra à la congrégation de saint Maur. C’est lui qui reconstruisit les bâtiments monastiques et fit réaliser le portail actuel.

Une église à coupoles

Sainte Marie de Souillac est l’aboutissement du savoir-faire des maîtres d’œuvre qui ont réalisé dans le Sud-Ouest de la France des églises à coupoles, telles que Saint Front de Périgueux, Solignac et Cahors. La coupole à pendentifs permet de passer du plan carré au plan circulaire en reportant les charges sur quatre piliers au point de retombée des voûtes.Des contreforts extérieurs venant épauler ces piliers, des ouvertures importantes peuvent être faites pour apporter de la lumière à l’édifice.

Le portail et ses éléments conservés

Le tympan originel datant de 1130 a été transféré à l’intérieur : son esthétique est commune avec celle de Moissac,Beaulieu-sur-Dordogne dans un style languedocien affirmé. Si ailleurs (Cahors, Moissac, Martel) les Évangiles ont largement inspiré les sculpteurs, à Sainte Marie, est mis en scène le « miracle de Théophile » : encadré par Saint Benoît et Saint Pierre, Théophile qui a vendu son âme à Satan pour retrouver sa place après avoir été évincé par son évêque, la retrouve par l’intercession de Marie1.

Le magnifique trumeau se présente comme un entrelacs de personnages et monstres divers, figurant le péché à droite (le « pilier de Souillac »), et à gauche le sacrifice d’Abraham dont un ange retient le bras en poussant un bélier.

Les deux personnages de la porte d’entrée sont les prophètes Osée et Isaïe. Celui-ci, un parchemin dans la main, annonce la venue du Sauveur (« Voici que la jeune fille est enceinte… » Isaïe,7,14 ). « Cette déformation du corps et du visage n’est pas seulement un style, venu de Bourgogne : elle est un symbole. Ces corps allongés, étirés à l’extrême, comme une ombre projetée vers le ciel par la lumière du soir, visent à rendre sensible la montée de l’âme vers Dieu, lorsqu’elle est déjà presque délivrée de son enveloppe charnelle. Les visages sont traités de la même façon, avec des cheveux, barbes et moustaches effilées, recouvrant les chairs de telle façon qu’on ne voit que les yeux, ouverts sur la Révélation » explique Pierre Grimal2.

Des tableaux remarquables

Eustache Le Sueur (1616-1655) a signé le « Miracle du globe de feu », pendant du tableau peint pour l’abbaye de Marmoutier en 1654 : allusion au miracle se produisant au moment de la consécration lors d’une messe célébrée par saint Martin après qu’il eut fait don de son manteau à un pauvre. A Souillac, il a mis en scène saint Benoît en prière, voyant l’âme de son ami Germain, évêque de Capoue, portée par les anges dans un globe de feu.

Théodore Chassériau(1819-1856) a réalisé en 1844 le tableau « Jésus au jardin des oliviers » présenté au Salon des Indépendants et offert au baron Dufour qui en a fait don à l’abbatiale.

Louis Vicat (1786-1861) ingénieur des Ponts et Chaussées et inventeur de la chaux hydraulique3, peintre amateur, a copié une œuvre italienne « Vierge à l’enfant ».

Dans les autres éléments remarquables de l’abbatiale de Souillac, il faut citer le baptistère à l’entrée, avec ses ferronneries du XVIIIe,le polyptyque du Rosaire du XVIe siècle, des sarcophages datés du VIIIe,un curieux vestiaire en noyer du XVIIe siècle, et l’Orgue de Jean Baptiste Stoltz(1850)à 17 jeux , au buffet et console en noyer, classé MH en 1978 et relevé en 20174.

La Révolution a dispersé les moines, vouant l’abbaye à devenir pendant quelque mois « temple de la déesse Raison » … Elle a retrouvé en 1803 sa fonction d’église, non plus abbatiale mais paroissiale.

Article publié dans la revue Una Voce n°341 de Mars – Avril 2023

  1. Le « Miracle de Théophile » du moine et poète Gautier de Coincy (début XIIIe siècle) a été mis en scène au théâtre par Rutebeuf vers 1260.
  2. « Le Quercy de Pierre Grimal » Pierre Grimal, Arthaud, 1980.
  3. Dont il fit la première application pour le pont de Souillac sur la Dordogne, première réalisation mondiale de pont en ciment artificiel(1824).
  4. Christophe Loiseleur des Longchamps,né en 1969, organiste, chef de chœur et compositeur, en est le titulaire depuis 1991.

Henri Guérin : le chantre du vitrail du XXe siècle

C’est à la faveur d’une longue immobilisation pour une tuberculose osseuse qu’Henri Guérin a découvert dans sa jeunesse la poésie, la littérature, la musique et la peinture. Mais c’est sa rencontre en 1954 avec Dom Ephrem (1903-1985)1 de l’abbaye d’En Calcat, qui va décider de sa vocation de peintre -verrier et épanouir des talents manuels et créatifs d’emblée mis au service de la construction ou la restauration de plusieurs centaines d’édifices religieux.

Une création « de lumière et d’ombre »

Totalement autodidacte (il avait d’abord suivi une formation de prothésiste dentaire), Henri Guérin a appris auprès de Dom Ephrem un double chemin exigeant, d’une part de spiritualité à l’abbaye bénédictine, d’autre part de labeur sur des matériaux complexes, le verre taillé en dalles et inséré dans du béton, ou plus tard ce joint minéral qui signera son identité de verrier. Après avoir publié ses premiers poèmes chez Seghers en 1955, il travaille avec Dom Ephrem sur une cinquantaine de vitraux dans des églises et chapelles de la région Midi-Pyrénées et de l’Aude, dont la plus remarquable est sans doute la chapelle du Saint Sacrement de l’église conventuelle des Dominicains de la Province de Toulouse en 1959.

Installé définitivement en 1961 avec sa famille à Plaisance-du-Touch, proche de Toulouse, il y poursuit seul une œuvre originale et voit dans la décennie 1960-1970 un développement important de ses commandes, tant pour des édifices religieux que civils, voire des demeures privées : le « Salon annuel d’art sacré » de 1963 le fait remarquer au point qu’il recevra la commande de la verrière du pavillon des Amitiés franco-canadiennes à l’Exposition universelle de Montréal en 1967, et exposera à New York en 1968. En France, c’est ensuite par le Salon des artistes décorateurs, les Chantiers du Cardinal (églises de Grigny et Antony en région parisienne), la Maison des métiers d’arts français créée par le tapissier Jacques Anquetil, et la « Fondation du Languedoc »2 qu’il est sollicité pour les chantiers d’édifices religieux et parvient à introduire la dalle de verre à joint minéral dans la restauration de ceux-ci : cette technique était alors rejetée par les architectes des monuments historiques qui la considéraient comme inadaptée, donnant des résultats « faciles » mais inesthétiques par le recours aux seules couleurs primaires, aux tailles géométriques, et aux grands aplats de ciment. Le premier chantier d’envergure d’Henri Guérin sera la restauration de la verrière de l’église Notre Dame du château de Felletin considérée comme « la Sainte Chapelle de la Creuse ». Son verrier attitré fut le fils de Jules Albertini (1901-1980), lui-même natif de Murano et créateur de la dalle de verre (mosaïque de verre liée par un béton armé) en 1929.Henri Guérin a pu se constituer une collection de dalles de verre de plus de sept cents tons.

Le « burineur du verre »

La créativité intense d’Henri Guérin s’est, et s’est nourrie d’une foi fervente et s’est donc naturellement investie dans les édifices religieux. L’hommage qu’il a rendu à Dom Ephrem lors de ses obsèques « Il tutoyait la création entière » pourrait s’appliquer à lui-même. L’historien de l’art Dominique Ponnau,Directeur honoraire de l’ École du Louvre, l’a qualifié dans son éloge funèbre de « burineur du verre en rendant hommage à sa force de travail : «  le labeur n’est pas l’ennemi de l’inspiration. Au contraire, il lui permet d’advenir et de s’incarner. C’est par ses belles mains qu’Henri Guérin libéra son inspiration et la mit au monde ». A quoi fait écho le verrier lui-même, qui n’hésita pas à écrire en 1977 au tout nouveau secrétaire d’État au travail manuel, Lionel Stoléru, se revendiquant « travailleur manuel, dont la pensée ne s’alimente pas de concepts, mais se développe par le jugement que je porte en priorité sur mes actes ». Jugeant aussi son œuvre avec humilité : « La beauté c’est comme l’humilité, on ne sait pas qu’on la porte. Elle s’échappe comme le chant d’un oiseau. C’est une quête de mendiant . Plus on la cherche, plus elle se dérobe à vous. On la trouve par effraction, alors un bref instant, le Ciel s’entr’ouvre »3

Une œuvre jusqu’aux confins de la Terre

La productivité de cet artisan du verre coloré fut exceptionnelle : Chapelles, églises, couvents, oratoires sont visibles en France, en Suisse, aux Philippines, aux États-Unis, au Canada,en Israël, au Japon, au Cameroun. On ne peut en en citer que quelques-uns : La tribune de abbatiale de Fontgombault, l’église conventuelle des dominicains de la Province de Toulouse, la chapelle Sainte claire de l’Institut catholique de Toulouse4,la chapelle du petit Séminaire français d’Ottawa(Canada) la chapelle du Calvary Hospital de New York, la basilique Marie Reine des Apôtres de Yaoundé(Cameroun), la verrière de la chapelle Saint- Etienne à Jérusalem,Le couvent des clarisses de Windhoek (Namibie), les chapelles des hospices du Grand St Bernard et du Simplon, et la crypte « Notre Dame sous terre » de Chartres, une de ses dernières réalisations.

Le peintre-verrier Jacques Bony (1918-2003) qui fut aussi secrétaire de la revue « Art Sacré » de 1949 à 1954 et engagé dans le renouveau de l’art sacré aux côtés des Pères Couturier et Regamey5, exprimait ainsi le mystère du vitrail : «  ce qu’est le vitrail, on le retrouve dans les êtres : ce jeu de transparences et d’opacités, d’élans et de ruptures, et la musique qui naît de leurs rapports. »

Bibliographie

« Henri Guérin, œuvre au XXe siècle », thèse de doctorat de Sophie Guérin-Gasc, Université Toulouse Mirail, 2003.

« Henri Guérin, peintre -verrier au cœur de la création contemporaine » Actes du colloque 2014, Éditions du Cerf / Presses de l’Institut catholique de Toulouse

« L’œuvre vitrail d’Henri Guérin » Privat, 2005.

Document vidéo : « un peintre verrier » de Bernard Clerc, documentaire INA/centre Pompidou, 1977.

Œuvres d’Henri Guérin

« la corbeille à papiers » Seghers, 1955

« la patience de la main »

Article publié dans la revue Una Voce n°341 de Mars – Avril

  1. Dom Ephrem a réalisé entre autres le fac-similé des fresques de St Savin pour le musée des monuments français en 1934.
  2. Fondée avec des artistes toulousains : le compositeur et organiste Xavier Darasse, le photographe Jean Dieuzaide, l’historien Michel Roquebert.
  3. Henri Guérin « De lumière et d ‘ombre » revue Képhas, septembre 2005.
  4. Soufflées par l’explosion de l’AZF à Toulouse en septembre 2001, elles ont été refaites et reposées par Henri Guérin lui-même.
  5. voir le numéro 339 d’Una Voce

ART SACRÉ AU XXe siècle (II)

À découvrir : Art sacré : à la plus grande gloire de Dieu (I) 

Dans une première partie parue dans le numéro 337 de la revue UNA VOCE, nous proposions une approche de l’« Art sacré », désignant l’architecture et les arts décoratifs des édifices religieux , en relatant les conflits que suscitèrent certaines œuvres de la première partie du XXe siècle – en particulier lorsqu’elles furent réalisées par des artistes ne confessant pas la foi catholique. Nous abordons aujourd’hui la deuxième partie de ce XXe siècle, marqué par les prises de position des papes sur les rapports entre l’Église et les arts, en pleine ère de reconstruction d’après-guerre.

Au moment où commençait la reconstruction, certaines régions comme la Lorraine et la Normandie ayant enregistré des destructions dont le nombre n’est dépassé que par celles de certaines provinces allemandes de la vallée du Rhin, la querelle du « non figuratif » était active, après les premières expériences reçues très différemment. Ce fut presque une nouvelle « querelle des images », l’art non-figuratif étant accusé de déformer le sacré et de créer du scandale, entre hermétisme et insignifiance. Sa dimension « conceptuelle », son affranchissement délibéré du lisible et de l’édifiant, ne convenait pas à la religion de l’Incarnation. Mais déjà des artistes chrétiens (verriers, peintres, architectes) étaient favorables à l’expression non-figurative, par son incitation à la contemplation et sa dimension de mystère suscitant un approfondissement du regard pour aller au-delà des apparences. « L’art religieux est aux avant-postes des modernités, il peut attirer des artistes, même les plus lointains dans leurs convictions, pour peu qu’ils semblent possédés par une profonde inquiétude artistique et spirituelle » (B. Foucart). Les Monuments Historiques s’impliquèrent pour intégrer le vitrail non-figuratif dans les édifices classés dès 1960. Un historien de l’art du XXe siècle, Bernard Mercier, estime même que « la tendance non-figurative dans l’art sacré a trouvé en France un terrain d’élection, ce pays a joué un rôle prépondérant dans sa diffusion, pour laquelle de grands artistes ont donné le meilleur d’eux-mêmes ». Il y avait quatre mille églises à reconstruire, dont près du dixième étaient classées. De cette époque de l’immédiat après-guerre datent des réalisations audacieuses, comme les vitraux de la cathédrale de Metz (Jacques Villon, Roger Bissière, Marc Chagall (de 1957 à 1963), l’église Saint Remy de Baccarat en Lorraine (1953-1957, voir l’article d’Anne-Catherine Legeay Page…).
Citons aussi Notre- Dame- du- Haut de Ronchamp (Haute Saône) par Le Corbusier et Jean Prouvé, de 1953 à 19561 ,ou encore la chapelle Sainte Thérèse de Hem (Nord) dont le fondateur, Philippe Leclerq fit appel à Georges Rouault et à Alfred Manessier (qui outre son grand mur-vitrail dessina aussi des vêtements liturgiques) pour que « Dieu fût le premier servi, que les lieux fussent à sa gloire » (1958) et la cathédrale de Royan (1958) dont le maire avait recommandé à l ’architecte : « je veux que Royan ne soit pas une ville couchée mais une ville debout. Redressez-la par la silhouette de l’église » (voir article de Benoît Le Roux page..)

La Constitution « Sacrosanctum concilium » et ses requêtes au sujet de l’art

La reconstruction d’après-guerre était donc déjà commencée lorsque fut promulguée la Constitution sur la sainte liturgie, première en date des quatre Constitutions du concile Vatican II :en décembre 1963, sous le pontificat de Paul VI. Aux yeux du P. Boespflug , « cette antériorité est pleine de sens : ce qu’est l’Église «chez elle», dans sa liturgie, fut énoncé avant que ne le soient ce qu’est l’Église pour le monde (Lumen gentium), ce qui la suscite et la fait vivre (Dei Verbum), et ce qu’elle doit annoncer au monde (Gaudium et spes), comme si l’Église en prière révélait, mieux que tout, ce qu’elle est et ce qu’elle a à faire »(…) Qu’il y ait un rapport étroit entre art et liturgie, que l’art sacré tire sa sève de l’action liturgique, cela n’a sans doute pas besoin d’être longuement démontré : il en fut ainsi durant des siècles »2. Ce texte incite, poursuit le P. Boespflug, «  à ne pas perdre de vue la dimension de mystère et la portée mystique des assemblées liturgiques, toujours en danger d’être déportées vers la platitude, la routine et le verbiage ; il nous encourage à concevoir de manière à la fois plus rigoureuse et plus hardie ce que pourrait et devrait être l’art sacré chrétien du XXIe siècle, et à le distinguer mieux d’autres formes d’art religieux ou d’art tout court. »3
127 : « Les évêques, par eux-mêmes ou par des prêtres capables, doués de compétence et d’amour de l’art, s’occuperont des artistes pour les imprégner de l’esprit de l’art sacré et de la liturgie. Mais tous les artistes qui, conduits par leur talent, veulent servir la gloire de Dieu dans la Sainte Église, se rappelleront toujours qu’il s’agit d’imiter religieusement le Dieu Créateur, et de produire des œuvres destinées au culte catholique, à l’édification des fidèles, ainsi qu’à leur piété et à leur formation religieuse ».
Cette Constitution amena à réviser l’agencement architectural et le décor des églises. Les commissions diocésaines d’art sacré, en collaboration avec le CNPL et la direction du Patrimoine pour les édifices classés permirent une concertation entre commanditaires et artistes, aboutissant à des réalisations d’ensembles monumentaux, de vitraux et verrières, et à la création de mobilier liturgique. L’ombre du Père Couturier, grand rénovateur d’architecture sacrée au XXe siècle (voir notre article du N° 339) a longtemps influencé les choix esthétiques : « Il est plus sûr de s’adresser à des génies dépourvus de foi qu’à des croyants sans talent4. Les nouveaux matériaux, les nouvelles tendances esthétiques épousèrent sans difficulté la demande de grands espaces de rassemblement autour de l’autel à l’emplacement modifié. La recommandation de « participation active » des laïcs au culte et l’importance de la proclamation de la Parole de Dieu dans la liturgie entraînait de facto un nouveau traitement de l’espace et de la lumière, en ménageant aux côtés du grand espace de la nef et du chœur conçu pour des rassemblements nombreux, de petits espaces voués à des groupes plus intimes tel que le baptistère. Une « noble beauté » serait de règle, plutôt que la somptuosité, l’église étant conçue plutôt comme une « maison de prière ».
Les nombreux édifices construits des années 1960 à 1990 ont ainsi profité d’une créativité relancée ,de la facilité d’utilisation des matériaux modernes moins coûteux, et de l’enthousiasme éclairé de « curés bâtisseurs : le R.P. Louis-Bertrand Rayssiguier à l’Ermitage de Saint Rouin dans les Ardennes (1954-1961), l’Abbé Georges Matte (Notre -Dame-des -Pauvres, cité HLM du Haut-du-Lièvre à Nancy, 1966) le père Adolphe Jacobs à Notre-Dame-du-Rosaire à Forbach(Moselle), faisant appliquer sans parfois le savoir la demande des pères conciliaires de Nicée « l’art seul appartient aux peintres, l’ordonnance et la disposition appartiennent aux Pères ». Ainsi la cathédrale d’Évry consacrée en 1988, le Carmel de Saint Saulve en 1966. En France, le vitrail est l’emblème de ce renouveau esthétique et de cette exubérance artistique, compensant l’austérité des grands volumes de béton. Les peintres-verriers ont non seulement réussi des œuvres modernes, mais se sont adaptés pour les intégrer dans des monuments anciens. « Le verre coloré verse la clarté du vrai soleil, Dieu, dans l’église et le cœur des fidèles » écrit Georges Mercier en 19645. Le critique d’art Stanislas Fumet (1896-1983)a parlé de « l’art de peindre avec le beau pinceau de la lumière » à propos des vitraux de la petite église d’Étroussat dans l’Allier (1973).

Le discours des Papes Pie XII, Jean XXIII, Paul VI et Jean Paul II

Pie XII est l’auteur d’une vingtaine d’écrits sur l’art : trois encycliques ( Mediator Dei sur la liturgie, Musicae sacrae disciplina,Miranda prorsus) et quatre discours aux artistes. Dans son « Discours aux artistes catholiques » de septembre 19506, il appelait à un art par qui « les sens, loin d’appesantir l’âme et la clouer au sol, lui servent d’ailes au contraire, pour s’élever vers le vrai, vers le beau, vers le seul vrai bien, vers le seul centre où se fait l’union, où se réalise l’unité, vers Dieu. N’est-ce pas ici que s’applique à la lettre le splendide manifeste de l’Apôtre : Invisibilia enim ipsius a creatura mundi per ea quae facta sunt, intellecta conspiciuntur, sempertina quoque ejus virtus et divinitas » ? ». Il condamna l’art « immoral », « deux mots en criante contradiction » et plaida pour un art qui détient la force d’« éveiller dans l’esprit et dans l’âme de l’homme, le désir des choses que l’œil n’ a point vues, que l’oreille n’a point entendues et qui ne sont pas montées jusqu’à son cœur. » Plus tard dans son « allocution aux artistes italiens » d’avril 1952, il souligna « une certaine affinité intrinsèque entre l’art et la religion, qui fait des artistes en quelque sorte les interprètes des perfections infimes de Dieu, et particulièrement de sa beauté et de son harmonie. La fonction de tout art est en effet de briser le cercle étroit et angoissant du fini dans lequel l’homme est enfermé tant qu’il vit ici-bas, et d’ouvrir comme une fenêtre à son esprit aspirant à l’infini ». Pie XII déclara vain tout effort d’un artiste « visant à nier ou supprimer tout rapport entre la religion et l’art : il aboutirait à une diminution même de l’art, car n’importe quelle beauté artistique que l’on veuille saisir dans le monde ne peut se séparer de Dieu. (…) l’art s’élève à l’idéal et à la vérité artistique avec une chance de succès d’autant plus grande qu’il reflète avec une plus grande clarté l’infini, le divin. Plus l’artiste vit la religion, mieux est-il préparé à parler la langue de l’art, à en entendre les harmonies, à en communiquer les frémissements ». Et de conclure : « les âmes civilisées, élevées, préparées par l’art, sont mieux disposées à accueillir la réalité religieuse et la grâce de Jésus-Christ. » Sans proposer expressément aux artistes une œuvre d’éducation des esprits, il les exhorta à « harmoniser le fini avec l’infini, le temporel avec l’éternel, l’homme avec Dieu », son adresse finale les désignant comme « vous, à qui il est donné de parler un langage ». En cette même année 1952, la Commission épiscopale édicta ses « Quelques principes directeurs en matière d’art sacré », confirmant et acceptant que « les bonnes et vénérables traditions peuvent inspirer des formes neuves et belles », et que les œuvres d’art doivent être au service de la Vérité ».

Jean XXIII, s’il a porté une réelle attention à la question artistique dans l’Église, n’a produit que de courts textes de circonstance (Congrès des artistes noirs à Rome en 1959, allocution aux étudiants en architecture, lettre à l’Union catholique des artistes italiens…) et s’est questionné sur l’opportunité d’introduire l’art moderne dans les musées du Vatican.

Paul VI a réellement recherché une « nouvelle alliance » entre l’Église et les artistes. Dix-huit discours, homélies et allocutions (dont celle aux pères conciliaires du 4 décembre 1969) en témoignent. Peu après la Constitution Sacrosanctum concilium de décembre 1963 citée ci-dessus, lors de la messe de l’Ascension célébrée le 7 mai 1964, Paul VI déclara aux artistes : « dans cette opération qui traduit le monde invisible en des formules accessibles, intelligibles, vous êtes maîtres. C’est là votre métier, votre mission, et votre art consiste précisément à saisir les trésors du ciel, de l’esprit, à les revêtir d’expressions, de couleurs, de formes, à les rendre accessibles, mais pas comme le ferait un professeur de logique ou de mathématiques qui rend compréhensibles les trésors du monde inaccessible aux facultés cognitives des sens et à notre perception immédiate des choses.

Vous avez en effet cette prérogative qu’en rendant accessible et compréhensible le monde de l’esprit, vous lui conservez son caractère ineffable et transcendant, son halo de mystère, cette nécessité de l’atteindre dans la facilité et, en même temps, dans l’effort. (..) Et si nous étions privés de votre concours, notre ministère deviendrait balbutiant et hésitant, il aurait besoin de faire un effort pour devenir artistique et même prophétique.

Pour atteindre la puissance d’expression lyrique de la beauté intuitive, il lui faudrait faire coïncider le sacerdoce avec l’art.(..) il faut rétablir l’amitié entre l’Église et les artistes.

Il ajoutait, plus sévère : « Vous savez que nous ressentons une certaine blessure au cœur lorsque nous vous voyons portés à certaines expressions artistiques qui nous offensent, nous qui sommes les tuteurs de l’humanité tout entière, de la définition complète de l’homme, de sa santé morale, de sa stabilité. Vous détachez l’art de la vie, alors… » Puis, faisant un mea culpa : « nous vous avons, nous aussi, abandonnés. Nous ne vous avons pas expliqué nos choses ; nous ne vous avons pas introduits dans la cellule secrète où les mystères de Dieu font tressaillir de joie, d’espérance, d’ivresse le cœur de l’homme.

Nous ne vous avons pas eus comme disciples, amis, interlocuteurs ; c’est pourquoi vous ne nous avez pas connus.

Il n’est pas permis d’inventer une religion, il faut savoir ce qui s’est passé entre Dieu et l’homme, il faut savoir que Dieu a prescrit certains rapports religieux qu’il faut connaître pour ne pas être ridicule, ne pas balbutier ou ne pas tomber dans des aberrations. Il faut être instruits. Il faut encore cette caractéristique indispensable du moment religieux qu’est la sincérité. Il ne s’agit plus seulement d’art, mais de spiritualité. Il faut entrer dans la cellule intérieure de soi-même et donner au moment religieux, artistiquement vécu, ce qui s’y exprime ».

Et de conclure :

« La transcendance qui fait si peur à l’homme moderne est vraiment une chose qui le dépasse infiniment, et celui qui ne sent pas cette distance ne sent pas la vraie religion. Celui qui ne sent pas cette supériorité de Dieu, son caractère ineffable, son mystère, ne sent pas l’authenticité du fait religieux ».

Dans son allocution du 13 décembre 1966 aux membres du Conseil pour l’application de cette Constitution, Paul VI reprécisa ce qu’il attendait des artistes : un talent de création aboutissant à une œuvre intelligible : déplorant le manque de sens et le caractère hermétique et irrationnel de l’art moderne, il réaffirma que l’art « doit fondre ensemble la beauté et la foi ».

Jean-Paul II (1978-2005)

Ce pape a voulu, lui, une « nouvelle épiphanie » entre l’Église et les artistes. Il a concrétisé cette volonté par plus de cinquante références et mentions de l’art sacré dans des audiences, consultations, messages et allocutions, jusqu’à un motu proprio Qui res christi gerit,en octobre 1982, déclarant Fra Angelico Bienheureux7. Il commença par réunir les artistes en colloque à Munich en 1980 et par fonder le Conseil pontifical pour la culture. Un de ses textes fondateurs est sa « Lettre aux artistes » d’avril 1999 écrite par lui-même en français. Il y rappelle que « l’art des arts, c’est la liturgie, et son sommet, l’Eucharistie » et que « la beauté est en un certain sens l’expression visible du Bien, de même que le Bien est la condition métaphysique du Beau. » Jean Paul II livra aussi son analyse sur des formes d’expression contemporaines qui peuvent être de la part de l’artiste une fascination pour les « obscures profondeurs de l’âme et les plus bouleversants aspects du Mal ». Il interpella fermement les artistes, les exhortant à s’interroger sur le sens de l’homme, la vision de l’Amour, la communion entre les hommes, véhiculées par leurs œuvres. Rappelant que l’« Église a besoin de l’art », il invite enfin les artistes à « avoir besoin de l’Église », pour magnifier leurs œuvres. « L’art en s’appauvrit-il pas quand il renonce au chemin de la Vérité que représente l’Église ? C’est l’Esprit de Dieu qui transfigure la matière, et ouvre l’esprit au sens de l’Éternité. ».

Au tournant du XXIe siècle, sont intervenus bien des changements que nous tenterons de cerner dans un article ultérieur. Dès les années 70 du XXe siècle, se posait la question « Faut-il encore construire des églises ? » Dans le livre éponyme de Jacques Baboulène8, les auteurs constatent que la chute de la pratique, la baisse des vocations, la baisse des ressources de l’Église,l’application de la réforme liturgique, incitent à se poser la question… d’autant qu’elles s’accompagnent (ou ont provoqué)une crise de l’architecture religieuse… Cinquante ans plus tard, cette question est, si l’on ose dire, cruciale. Le mot de Maurice Barrès est lui aussi d’actualité : « La solidité physique des sanctuaires, c’est d’être moralement féconds. Parlons, écrivons, plaidons, projetons le plus de lumière que nous pourrons sur la noble église du village. La plus belle louange que nous en pourrons dire n’est rien auprès du service que lui rend le prêtre s’il la remplit de fidèles. Il est impossible de restaurer les églises si l’on ne restaure pas en même temps les âmes9 ».

Bibliographie

D. Menozzi, « L’Église et les arts visuels, Éditions du Cerf, 1991.

« Eglises parisiennes du XXe siècle » Action artistique Ville de Paris, 1996

« Edifices religieux du XXe siècle en Ile-de-France » sous la direction de Claire Desvignes-Dumas, Beaux-Arts Éditions, 2013.

« Patrimoine sacré XXe-XXIe siècles » P-L Rinuy, A. Le Bas, C. Desvignes-Dumas,Editions du Patrimoine/ Centre des monuments nationaux.

« Créations contemporaines en vitrail : vitraux du XXe siècle et architecture sacrée » Centre international du vitrail de Chartres, Mai 2005.

« En quête de modernité, Églises lorraines des Trente Glorieuses » Lucile Pierron ,Métis Presses, 2021 .

« Jean Paul II et les artistes » Pascal Fagniez, Éditions de l’Emmanuel , 2007.

« Églises de France reconstruites » catalogue d’exposition du 6ème Salon d’Art sacré au Musée d’Art Moderne de Paris, septembre-octobre 1956.

Pie Régamey « Reconstruire les églises », in « L’Art sacré » cahier n°1 (à la reparution de la revue en 1946)

Article publié dans la revue Una Voce n°341 de Mars – Avril 2023

  1. Renzo Piano (né en 1937) a parachevé ce travail par la construction d’un couvent et d’une porterie inaugurés en 2011.
  2. François Boespflug. Art et liturgie : l’art chrétien du XXIe siècle à la lumière de « Sacrosanctum concilium ». In: Revue des Sciences Religieuses, tome 78, fascicule 2, 2004. pp. 161-181.
  3. ibid.
  4. lettre à Le Corbusier, 1953
  5. Georges Mercier « La tendance non-figurative dans l’art sacré chrétien contemporain » Thèse de doctorat ès lettres, de Boccard, 1964.
  6. au Congrès international des artistes catholiques.
  7. sans passer par la Congrégation pour la cause des saints.
  8. Jacques Baboulène, Michel Brion, Jean-Marie Delalande « Faut-il encore construire des églises ? » Éditions Fleurus, 1970.
  9. Maurice Barrès « La grande pitié des églises de France », Emile-Paul Frères, 1914. Réédité par les Presses universitaires du Septentrion et l’INHA, 2012.