Les Grandes Heures d’Anne de Bretagne

– Dossier : L’Enluminure française (Art. 5) –

Ce prestigieux manuscrit enluminé a été réalisé vers 1505 à Tours pour la Duchesse Anne en parchemin épais, reliées à neuf en 1684 en chagrin1 pour être déposées dans le Cabinet de curiosités de Louis XIV. Saisi au château de Versailles en 1795, comme « provenant de la bibliothèque de Louis Capet I », il fut déposé en 1852 au Musée des Souverains créé par Louis-Napoléon Bonaparte, puis remis à la Bibliothèque nationale de France après la fermeture de ce musée en 1872.

Anne de Bretagne, duchesse, souveraine, inspiratrice des arts

Anne de Bretagne est née en 1477, fille aînée du duc de Bretagne François II et de sa seconde épouse Marguerite de Foix.Elle avait neuf ans à la mort de sa mère. Objet de convoitises politiques dès sa naissance, Anne vit son sort suspendu aux relations entre le duc de Bretagne et le roi de France. Son caractère énergique et sa pression psychologique sur son père lui donnèrent un sursis à un mariage prévu en 1487 avec Alain d’Albret, de quarante ans son aîné, avant que l’invasion de la Bretagne par Charles VIII et la défaite des Bretons à Fougères en 1488 ne scellât son destin conjugal : le traité du Verger par lequel François II s’engageait à ne marier ses filles Anne et Isabeau qu’avec l’accord du roi de France fut signé en août 1488, achevant François II qui mourut peu après, usé par une vie de débauche et probablement par une maladie « de l’entendement », non sans avoir endetté son duché, alors un des derniers grands fiefs du Royaume.

Deux mariages et peu d’enfants

L’éducation intellectuelle et morale d’Anne fut dès lors assurée par Françoise de Dinan, comtesse de Laval, qui possédait des seigneuries en Bretagne et participait à la vie politique. Femme lettrée qui avait aussi de solides connaissances en mathématiques et en sciences, elle a fortement influencé la vie religieuse d’Anne par sa dévotion rigoureuse. Anne eut encore comme protecteurs ceux que son père avait désignés : le maréchal de Rieux, Alain d’Albret, le comte de Dunois et le Gascon Odet d’Aydie. Anne épousa en 1490 par procuration Maximilien d’Autriche, bien placé aux yeux de tous ses conseillers2 pour tenir en respect le roi de France- et en violation de l’accord du Verger signé entre son père et le roi de France deux ans plus tôt. Le siège de la ville de Nantes lancé en 1491 par Charles VIII rendit inévitable une négociation dont l’élément majeur fut le projet de mariage d’Anne de Bretagne avec Charles VIII, au mépris des fiançailles de celui-ci avec Marguerite de Bourgogne et du récent mariage d’Anne avec Maximilien d’Autriche, mais avec la recommandation, presque considérée comme un oracle, de l’ermite François de Paule3. Malgré les scrupules d’Anne craignant que ce deuxième mariage ne mît son âme en danger, malgré l’absence d’attirance réciproque des futurs époux, le mariage fut célébré en décembre 1491, avec pour conséquence la cession des droits d’Anne sur le duché à son époux4.

Ce mariage ne fut pas heureux. Honorée comme reine de France, elle perdit tout pouvoir effectif.
Son premier enfant, Charles-Orland5, mourut à l’âge de trois ans des suites de la rougeole. Les six enfants mis au monde par la suite, entre 1493 et 1498, ne furent pas viables. Le dernier ne vécut que quelques heures en mars 1498, et le roi qui venait de rejoindre son épouse à Amboise mourut lui-même accidentellement en avril 1498. Anne se sentit responsable de ces décès successifs, y voyant une punition de Dieu pour avoir épousé Charles VIII avant d’avoir obtenu (à quelques jours près) la dispense du pape, retardée par les pressions légitimes exercées sur lui par Maximilien d’Autriche.

Anne reprit donc son titre de duchesse de Bretagne et reprit en main personnellement la direction du duché, tout en se préparant à épouser Louis d’Orléans6 devenu Louis XII. Il fallait là encore une dispense puisque Louis d’Orléans était marié avec Jeanne de France et le pape Alexandre VI Borgia fit lui-même porter les lettres de dispense par son fils César Borgia. Deux enfants naquirent de cette union, Claude en 1499 et Renée en 1510.
Anne eut un rôle politique plus marqué, soutenant les projets de son mari : la Croisade de 1501(où elle chargea personnellement son héraut d’armes Pierre Choque de lui faire un reportage des pays traversés et des batailles menées) et la guerre d’Italie (1502-1509).

La fin de son règne fut tumultueuse, avec la menace du pape Jules II (qui avait suscité une coalition italienne pour chasser les Français de la péninsule) d’excommunier le couple royal et de mettre le royaume de France en interdit, c’est-à-dire d’y faire suspendre tous les actes religieux. Ses tentatives de conciliation se heurtèrent au mépris de son époux : « Vos confesseurs ne vous ont-ils point dit que les femmes n’avaient point de voix dans les choses de l’Eglise ? » La mort de Jules II écarta le danger, mais la défaite de Novare (1513), celle de Guinegate (contre les Anglais), et le coulage du fleuron de la flotte bretonne, la « Cordelière » ,mirent à l’épreuve moralement et physiquement Anne de Bretagne, qui mourut à Blois le 15 janvier 1514.

Anne de Bretagne et les arts 

La bibliothèque de son père François II était bien limitée : trente et un livres au château de Nantes, dont la plupart étaient des livres liturgiques et des livres de piété., dont le recueil de vie de saints exécuté pour Isabelle Stuart en 1464, et Somme le Roy, de Frère Laurent. Après son mariage, confinée à Lyon, Grenoble, Amboise, Tours et surtout Moulins sous la surveillance de sa belle-sœur Anne de Beaujeu, pendant que son époux guerroyait en Italie, elle s’intéressa au butin artistique qu’il rapportait de ses campagnes : tapisseries et tentures, reliquaires d’or et d ‘argent, soieries, et des volumes précieux provenant de la bibliothèque du roi de Naples. Anne nomma secrétaire de la Maison de la Reine Jean Marot (1450-1526, père de Clément) qui lui dédia une apologie de la femme, Vrai dysant advocate des dames et l’Epistre des dames de France aux courtisans de France. Elle commença en 1492 à commander des manuscrits enluminés et des tapisseries historiées. Sa prédilection pour le manuscrit enluminé guida son choix vers Jean Bourdichon, peintre préféré des monarques français dont l’influence dans le premier quart du XVIe fut décisive.
Aucun atelier d’imprimeur ne s’installa d’ailleurs à Nantes durant le règne d’Anne de Bretagne et c’est par la Loire qu’arrivaient les livres d’heures imprimés à Caen par Pierre Regnault. Les livres d’histoire, visant à affirmer le statut d’État à part entière de son duché, avaient sa faveur : Cronique des roys et princes de Bretagne armoricane commandée à Pierre Le Baud, historiographe de la reine, (1505, conservé en un seul exemplaire à la British Library) et les Grandes chroniques de la Bretagne à Alain Bouchart (1514, Bibliothèque d’Angers). Mais elle commanda plusieurs livres religieux : livres de Prières à Jean Poyet, Epîtres de saint Jérôme à Jean Bourdichon, enfin ce prestigieux « Grandes Heures d’Anne de Bretagne ». Ces codex sont reconnaissables à leur ornementation qui comprend presque toujours une combinaison des écus de France et de Bretagne avec la lettre « A », ou le « S » de Charles VIII, et un choix de devises (« A ma vie » et « Non mudera », « je ne changerai pas » référence aux origines navarraises de sa mère Marguerite de Foix) et emblèmes (cordelière à nœuds).

Les « Grandes heures » sont de « stylus sublimis » pour la variété de et la richesse de leurs coloris et l’or qui les met en valeur. De nombreuses répliques des « Heures » d’Anne de Bretagne furent élaborées : Heures Holford (1515, conservées à la Pierpont Morgan Library de New York), Heures à l’usage de Rome ( (British Library), Heures de Gardner (Gardner Museum, Boston, Etats Unis)…

Un manuscrit royal, modèle de nombreux livres d’heures

Le manuscrit contient une série de prières et dévotions habituelles dans la France de la fin du Bas Moyen Âge. Un calendrier occupe douze folios, suivi des quatre Évangiles et du petit office de la Vierge dans lequel s’intercalent les Offices de la Sainte Croix et du Saint Esprit. Sept psaumes pénitentiels précèdent les litanies des saints et les vigiles des morts. Suivent Les suffrages des saints, une prière de dévotion à la Couronne d’épines, une prière avant de recevoir l’Eucharistie, une autre à réciter entre la consécration et la communion, puis une en mémoire du bon larron,et deux prières Obsecro te, et O intemereta. La Passion selon Saint Jean clôture l’ouvrage. Des accords d’indulgences sont liés à certaines des prières.

Se représenter concrètement les aspects de la vie du Christ jusqu’à la Croix, devait, dans la sensibilité religieuse de l’époque, aider le dévot à méditer et recevoir dans son cœur des vérités concernant l’histoire du Salut et la vie morale personnelle. Le niveau de connaissance et de contemplation auquel le croyant devait être amené justifiait l’art précis et presque « spectaculaire » de l’enlumineur. Les propriétaires de livres d’Heures étaient encouragés à contempler ces images pour se mettre et demeurer en prière. A compulser ces splendides et précises peintures sur 237 folios, on conçoit les fruits que la lectrice a pu en retirer pour sa vie spirituelle, en priant « sur de la beauté ».

Article publié dans la revue Una Voce n°342 de Mai – Juin 2023

  1. Peau de raie pastenègue ou « chien de mer », popularisée par le maître gainier parisien Jean Claude de Galluchat (1690-1774).
  2. Y compris Alain d’Albret qui échangea son renoncement à l’épouser contre une coquette pension, le commandement d’une compagnie et la garde du château de Nantes.
  3. Fondateur à dix-neuf ans de l’ordre des Minimes de Paola (Calabre) que sa réputation de thaumaturge envoya à la cour de Louis XI avec la bénédiction du pape Sixte IV. Doté par les rois Louis XI, Charles VIII et Louis XII, il vit construire pour son Ordre plusieurs couvents en France avant de décéder à Plessis -les- Tours le Vendredi Saint de l’an 1507.
  4. Avec une réciprocité : Charles VIII céda ses droits sur la Bretagne.
  5. Prénom suggéré par François de Paule. Orland pour Orlando, version italienne de Roland.
  6. Arrière-petit-fils de Charles V, fils du prince poète Charles d’Orléans et de Marie de Clèves.