De l’Abbé Géorgel : le récit de l’humiliation que subit le pape Pie VI de la part Joseph II, empereur d’Autriche

Chargé d’affaires de France à Vienne, secrétaire d’ambassade, le jésuite vosgien Jean-François Géorgel, coadjuteur du cardinal de Rohan, est surtout connu pour ses « Mémoires de la Révolution française   pour servir à l’histoire des événements de la fin du dix-huitième siècle » en six volumes1. Il est aussi l’auteur d’un récit de voyage à Saint Pétersbourg, sorte de journal de voyage que publia son neveu vingt ans plus tard2.

La pyramide de Buchersdorff.

L’abbé Géorgel entreprend ce voyage en 1799 avec une délégation des Chevaliers de Saint Jean de Jérusalem allant offrir à l’empereur de Russie Paul Ier la grande maîtrise de l’Ordre.
Il en fait presque un guide de voyage, qui fourmille de relations diverses, allant des lieux traversés aux personnages rencontrés, sans oublier des commentaires sur le gîte et le couvert trouvés sur le chemin.

Sur le chemin de Vienne, la petite compagnie s’arrête à l’abbaye de Saint Polten, « dans la plus apparente et la meilleure auberge de cette petite ville, érigée en évêché, ainsi que Linz, sous Joseph II. Nous fûmes logés et servis aussi bien qu’on pourroit l’être dans la capitale ». Puis, en montant vers la capitale après cette étape : « Nous vîmes en passant à Buchersdoff la pyramide érigée par Joseph II, en mémoire de son entrevue avec le pape Pie VI, au-devant duquel cet empereur étoit allé jusqu’à Buchersdorff ».

Joseph II a fait ériger cette pyramide en mémoire de son entrevue avec le pape Pie VI en 1782.

Le voyage décevant de Pie VI vers l’empereur Joseph II

L’abbé Géorgel précise : 
« Après la mort de sa mère Marie-Thérèse, Joseph II développa ses idées réformatrices. Il crut devoir commencer par l’Église, en supprimant, sans consulter Rome, une quantité de maisons religieuses de l’un et l’autre sexe, s’empara de leurs biens, les vendit pour en faire une caisse de religion, où l’on devoit puiser pour l’entretien des nouvelles cures érigées par son ordre, et pour les dépenses assignées à l’enseignement public des écoles normales, ainsi qu’au soulagement des invalides, des orphelins et des pauvres vieillards ; il défendit aux évêques, au clergé séculier le recours au pape pour les cas jusque-là réservés au Siège de Rome, disant que par institution divine, ils avoient toute la juridiction nécessaire pour le gouvernement de leurs églises. Il ordonna aux religieux et aux religieuses supprimés de ne s’adresser qu’à leurs évêques, pour demander et obtenir la dispense de leurs vœux et leur sécularisation; il fit des réglemens pour l’exercice du culte dans les églises, fixa le nombre des messes qu’on y pouvoit célébrer (jamais il n’a fixé le nombre de messes à dire chaque jour dans une église ; seulement il défendît qu’on n’en dît plus d’une à la fois), défendit aux prédicateurs la controverse en chaire, leur ordonnant de se borner à la morale; il fit des réglemens pour diminuer les empêchemens dirimans dans les mariages, et obligea les parties contractantes de s’adresser aux tribunaux séculiers pour obtenir les dispenses de mariages.
Les réclamations si paternelles, si pathétiques, du souverain pontife n’ayant produit aucun effet, Pie VI, contre l’avis du sacré collège, voyant la plaie qu’un empereur catholique faisoit à l’unité et à la sainteté de la doctrine, se détermina à aller à Vienne, espérant que cette démarche et ses entretiens particuliers ramèneroient dans la bonne voie le prince égaré. Dès que Joseph Il le sut près d’entrer dans ses états, il donna les ordres les plus absolus pour que partout on lui rendit les honneurs dus au chef suprême de l’Église, et il se rendit lui-même, accompagné de son frère le grand-duc de Toscane3, et des grands de sa cour, jusqu’à Buchersdorff, pour le recevoir et l’accompagner à son entrée à Vienne. Il précéda le pape à Buchersdorff ; dès qu’il aperçut sa voiture, il alla au-devant de lui, et l’aborda avec le plus profond respect : le pape, en descendant, se précipita à son cou, et en le tenant étroitement embrassé, il lui marqua son attendrissement. Il fut reçu à Vienne avec les plus grands honneurs ; son carrosse étoit escorté par la garde hongroise à cheval ; les troupes de la garnison formoient la haie sur son passage ; les acclamations du peuple accouru en foule l’accompagnèrent jusqu’au palais impérial, où on lui avoit préparé un appartement. Pendant son séjour, Joseph II lui prodigua toutes les démonstrations de respect et de vénération qui étoient dues à sa personne et à sa dignité. »

Mais c’est tout ce que le saint Père put retirer de sa démarche. L’empereur en le quittant protesta de son attachement à l’unité catholique sans rien céder, et persista dans l’exécution de ses réformes.

L’abbé Géorgel commente le départ de Pie VI après cet échec :
Pie VI, en le quittant, lui dit : Je pourrois, je devrois peut-être user du pouvoir des clefs contre vos coupables entreprises ; mais Dieu vengera lui-même son Église, il vous arrêtera au milieu de votre carrière ; une mort prématurée vous attend. Je vais supplier la bonté divine de vous ouvrir les yeux, et de ne vous punir qu’en sauvant votre âme. Je tiens ces faits d’une source pure. L’événement a justifié cette prophétie.

Pie VI se contenta de donner la bénédiction papale urbi et urbi du balcon de l’église Am Hof (église des Jésuites, voir notre numéro 350) avant de rentrer à Rome.

Pie VI dans la tourmente de la fin du XVIIIe siècle en Europe

Après cet événement, tandis qu’il cédait en Russie à la pression de Catherine II et rétablissait la Compagnie de Jésus (1783-1784), le pape Pie VI eut bientôt affaire, en France, à la Constitution civile du clergé (1790), sanctionnée par Louis XVI en 1791 : poussé à l’intransigeance par les évêques français émigrés, et surtout par le cardinal de Bernis, Pie VI la condamna comme schismatique et hérétique, et frappa de suspens les évêques et prêtres qui prêteraient le serment civil. La Révolution française représentait pour lui et ses conseillers une telle monstruosité contre nature qu’elle ne méritait aucune concession.

Après l’annexion par la France (1791) des territoires pontificaux d’Avignon et du comtat Venaissin, les relations avec la France se détériorèrent encore davantage à la suite de l’occupation des États de l’Église par Napoléon, que consacra en partie le traité de Tolentino (1797). Le général Berthier occupa Rome en 1798 et y proclama la République après la préparation de la révolution l’année précédente par le général Duphot. Fait prisonnier, Pie VI, en dépit de son grand âge et de sa maladie, fut emmené à Bologne (1799), puis à Briançon, à Grenoble et finalement à Valence, où il fut incarcéré par les soldats de la République française comme « Giovanni Angelo Braschi, qui exerce la profession de pontife » et mourut en février 1802. Pie VI avait entrepris des projets ambitieux :la construction de la sacristie de la basilique Saint-Pierre, la restauration d’églises et monuments à Rome et l’assèchement des marais pontins.

Après ses obsèques civiles et son inhumation à Valence, son corps fut rapatrié à Rome en 1802 pour être inhumé dans la basilique Saint-Pierre. En réponse aux demandes des habitants de Valence, son cœur et ses entrailles furent transférés dans la cathédrale Saint-Apollinaire quelques années plus tard.

Joseph II eut une fin non moins tragique. Deux fois veuf (de Marie-Isabelle de Parme, morte en couches en donnant naissance à une fille, et de Josépha de Bavière, morte à 28 ans) il s’éteint de tuberculose à 48 ans, dans une grande solitude et sans héritier mâle.

La suite du voyage de l’abbé Géorgel

« Nous arrivâmes à Vienne de bonne heure, le mercredi 9 octobre. Les auberges qui nous avoient été indiquées étoient toutes remplies ; nous circulâmes pendant plus d’une heure avant de trouver un gîte. Nous y fûmes bien logés au premier, à 5 florins de Vienne par jour, pour quatre chambres de maître et une cinquième pour les domestiques. On est proprement et promptement servi. (..) Nous fûmes si mal servis par les postes d’Autriche, de Moravie et de Haute-Silésie, qu’en ne couchant qu’à Brünn, aux Trois Princes (où l’on est bien) et à Olmutz4, au Cigne (où l’on est fort mal), nous ne pûmes arriver à Cracovie que le vendredi matin 1er novembre. »

Article à paraître dans la revue Una Voce n°352 de Juin-Juillet 2025


  1. Paris, Librairie Eymery et Delaunay, 1817-1818.

  2. « Voyage à Saint Pétersbourg en 1799-1800 » publié par M. Georgel, le neveu de l’auteur, Paris, A. Eymery, 1818.
  3. Le grand-duc Léopold, qui mit en application la doctrine de Joseph II en Toscane, et influença la conduite du synode de Pistoia (1786). Toutefois ce n’est pas lui qui accompagnait l’empereur à la rencontre de Pie VI, mais l’électeur Maximilien, précise en note l’abbé Géorgel.
  4. Actuelles villes de Brno et Olomouc en Tchéquie.