Canaux… de communication

La lassitude, la négligence, les deux peut-être, gagnent du terrain : dans la presse sérieuse de ce jour, nous relevons que « l’arbitraire régnant en maître, les individus n’osent alors plus innover. C’est le cas aujourd’hui dans nombre de pays, comme en Lybie, où les chefs tribaux ont toute latence pour agir à leur guise » (LES ECHOS, 15 novembre 2022).

Le rédacteur a sans doute voulu écrire « toute latitude », cela se comprend dans le contexte,car « toute latence » n’a aucun sens dans le contexte. On suppose le lecteur très averti, ou indifférent, ou lisant en diagonale pour passer vite à une vidéo…

Mieux encore : un documentaire, par ailleurs très intéressant et bien fait, propose aux visiteurs d’une exposition parisienne dans un lieu prestigieux, le Petit Palais, de découvrir l’œuvre d’un dessinateur et peintre de moyens de transport, au début du XXe siècle. Une revue de détail jubilatoire qui fait belle place aux cabriolets, calèches, trains, autocars, avions et… « canaux automobiles » (en gros caractères au coin de l’écran). Non, Dewambez n’a pas peint à Venise mais sur les bords de Seine, de charmantes petites embarcations à moteur qu’on appelle canots…

Le même Dewambez, dans ce même documentaire, « se voit proposé de collaborer… » (au lieu de « se voit proposer »). Admettons que les vidéastes ne connaissent pas le français, mais il est quand même surprenant que le ministère de tutelle, celui de la Culture, laisse passer ces atteintes à la langue. Langue de niveau école élémentaire, comme les installations artistiques au pied du grand escalier du dit Petit Palais : on est même plutôt dans l’art d’école maternelle, avec papier mâché et grosses tartines de peinture au doigt !

Henri Pourrat : une liturgie de la Création

Atteint de tuberculose dès son adolescence, Henri Pourrat né à Ambert (Puy-de-Dôme) en 1887 dut renoncer à des études d’agronomie et fut ajourné en 1914 (ce qu’il regretta profondément. Il se vit contraint de passer de longs mois au repos forcé. D’intenses lectures qui étaient sa seule distraction lui révélèrent sa vocation d’écrivain et la nature fut son inspiration et le thème majeur de son œuvre. Les bois et les champs de son Auvergne natale arpentés lors des promenades de santé nécessaires à sa guérison, le rythme des saisons et des travaux agricoles, ont créé le décor d’histoires enracinées dans le réel, où l’équilibre des personnes et de leurs relations doit tout au même respect de la nature.

Trop facilement cantonné, sans doute à cause du succès du premier volume de « Gaspard des Montagnes » couronné par le Prix littéraire du Figaro en 1921, au caractère « régionaliste » de son œuvre, Pourrat n’appréciait pas d’être taxé de poète du « régionalisme de papier » : il y voyait comme une « sous-littérature » tournée vers le pittoresque local, voire un « sous-exotisme » artificiel pour touristes inféodé à la doctrine du « Touring Club ». Son principe était tout autre : « régionalisme, pour que cela signifie quelque chose, il faut que ce soit connaissance et amitié de l’âme populaire »1.

La Nature pour guide

De la collection qu’il dirigea aux Éditions des Horizons de France, Pourrat précisa bien aux auteurs qu’il sollicita (Francis Jammes, Léon Daudet, Colette, Joseph de Pesquidoux, Valéry Larbaud et Paul Claudel) qu’elle n’était pas une entreprise de régionalisme et qu’il cherchait des écrivains « probes, nourris de la sève toujours neuve qui monte de la nature »2. Il édita dans son premier numéro un texte de Charles Péguy. Et d’affirmer dans Le Blé de Noël que Claudel lui-même était un « terrien » appartenant à « la plus vieille tradition française, la paysanne », louant son écriture faite de « mots courants, qui prennent chez lui comme une valeur de vie, un intérêt dans la vie en ronde bosse ».

Dans son essai « La Grande cabale » Pourrat exaltait l’« esprit de vie » de la nature » et la « sagesse de l’homme formé par la pratique de la nature » qui le fait accéder au « sens du mystère », au « sens de l’ensemble », et prendre part au « grand mouvement de la création lancée de la main de Dieu »3. Claudel a bien perçu et apprécié ce « mystère spécial » de la « vieille terre » (Lettre 16 de la correspondance Henri-Pourrat -Paul Claudel) et ne pouvait que souscrire à la vision de Pourrat d’une nature « souvenir du jardin perdu et promesse du paradis ». Il confirme que, pour lui aussi, « il n’y a qu’une tradition, l’usage, le peuple, la nature » (Lettre 24).

Claudel et Pourrat : une admiration réciproque

Quand Pourrat adressa à Claudel en 1925 son Gaspard des montagnes, il ne cherchait pas seulement à entrer en contact avec lui pour recueillir une critique. Il espérait aussi « recevoir une force » car, très éprouvé par la maladie, il avouait « manquer de foi, de force, de « cette chaleur permanente qui vous soulève, vous pousse et vous fait travailler dans la joie », se sentant douter malgré une certitude : il ne pourrait trouver de solidité que dans le catholicisme et « sa vérité absolue comprenant et expliquant tout ».

Claudel se disait émerveillé par « la belle épopée paysanne « de « Gaspard des montagnes » et voyait en Pourrat le chantre du « mystère et de cette poésie spéciale qui sont ceux de la campagne française ». C’est ainsi que débuta leur correspondance.

Henri Pourrat considérait Claudel comme « un initiateur », dans la filiation spirituelle et poétique de Rimbaud, avec lequel il lui semblait partager « l’esprit de vigueur, la roideur, et une singulière puissance de relief », capable de doter la littérature d’une « troisième dimension »4, en somme « le plus grand poète catholique d’aujourd’hui »5. Le projet de Pourrat d’une anthologie claudélienne, soumis dans ses linéaments à l’auteur puis à des éditeurs, ne vit toutefois pas le jour.

Pourrat et Claudel étaient en accord parfait sur le rôle du poète : indiquer « les chemins et les passes », suivre une « piste de chasse à travers la feuille et l’herbe », afin « d’entrevoir, par instants, sous les vapeurs, le jardin défendu qui n’est autre que ce monde enfin relevé de la chute et tel que nous saurons le voir quand toutes choses seront dans le Royaume »6.

Synthèse d’une création littéraire et de la compréhension du monde et de la Création, la poésie doit donc servir la connaissance. « Une connaissance qui ne serait pas seulement science, mais amitié »7.

Le paysan, détenteur d’une sagesse

L’œuvre la plus aboutie, celle aussi de la maturité, Le Trésor des contes, fut publiée de 1948 à 1962. Pourrat y réunit tous les contes qu’il a entendus au cours de plusieurs années de promenades dans la montagne, restituant avec l’ambiance intime et mystérieuse des veillées toute la vie tant intérieure que sociale qu’ils mettent en scène et que l‘ écrivain des villes néglige ou méprise. Avant lui, George Sand avait aussi recueilli patiemment dans son Berry natal toute une tradition orale de légendes et contes régionaux dont son œuvre est nourrie et qu’elle a contribué à conserver dans le temps.

C’est la paysannerie qui est porteuse de vie et de sagesse. Elle est selon Henri Pourrat un témoignage vivant de ce que peut être la Chrétienté. Ses « Contes » ont pour ambition de livrer « le secret perdu de la montagne » et d’apprendre au lecteur ce que savaient « les gens d’ici », plus important que toute sagesse : « qu’il faut toujours être porté de bon vouloir, ne pas vivre tant qu’on n’aura pas mis de l’amitié dans l’air, ne s’ébahir de rien, et, tourné du côté de l’espérance, aller, marcher, se porter toujours plus outre »8.

L’accord de deux poètes chrétiens

La correspondance entre Claudel et Pourrat ne fut pas un échange de confidences intimes et de propos lénifiants. Claudel a pu être rangé dans les croyants professant une foi triomphaliste et un optimisme béat, Pourrat dans les catholiques conservateurs. Or c’est un dialogue sur la part d’inquiétude et de souffrance inhérente à tout engagement religieux « le sentiment de la présence invisible sur notre épaule gauche de cette croix sans laquelle il n’y a pas de chrétien » (Claudel, lettre 3).

Leur accord se fit aussi sur l’idéal commun d’une société chrétienne et la vision d’un monde ordonné par Dieu. « Christianisme et civilisation, au bout du compte, ça ne fait qu’un »9. Pourrat ne fut pas un auteur de religion, mais un auteur religieux.

Bibliographie

« Henri Pourrat, sa vie et son œuvre » Roger Gardes, Centenaire Henri Pourrat, Annales du CRDP de Clermont-Ferrand 1987.

Article publié dans la revue Una Voce n°339 de Novembre – Décembre 2022

  1. « La ligne verte » Editions de la NRF, 1929
  2. « Rencontres d’Henri Pourrat et Joseph de Pesquidoux à Chazeron » in « les nouvelles littéraires »,28 décembre 1929
  3. Henri Pourrat « La Grande cabale », Nouvelle revue française, septembre 1937.
  4. « Les Jardins sauvages » Editions de la NRF 1923.
  5. Henri Pourrat « Hommes de la campagne », in « Le Correspondant »,1927.
  6. ibid.
  7. Henri Pourrat « La ligne verte », op.cit.
  8. Henri Pourrat « Contes de la bûcheronne »
  9. Préface à « Maria » de son ami Lucien Gachon (1894-1980).

Saint Seurin de Bordeaux

Seurin est considéré comme la figure de sainteté par excellence de Bordeaux, et l’église qui lui est consacrée a pu faire de l’ombre à la cathédrale saint André, du fait de la présence de ses reliques. Même si aucune preuve historique de l’existence en Aquitaine de cet évêque1 n’est établie et même si ces reliques semblent avoir été amputées d’une moitié, réclamée par les chanoines de Sankt Severin de Cologne et rapatriée en Germanie, l’histoire et l’architecture de cette église en font un monument remarquable.

La nécropole d’une élite païenne et chrétienne

Saint Seurin est bâtie sur une nécropole du IVe siècle extérieure à la ville constituée vers le milieu du premier siècle av. JC autour du bassin portuaire et qui accueillit le peuple celte des Bituriges Vivisques. Fouillée en 1909-1910, puis en 1964-1966, elle révèle des vestiges d’enclos funéraires à ciel ouvert et surtout des maçonneries (ultérieurement enchâssées dans les murs d’une chapelle de l’église médiévale) constituant des mausolées destinés à recevoir des sarcophages, produits dans le courant du Ve siècle. Ce type de monument, rare en Aquitaine, semble avoir été réservé aux élites. On en retrouve l’équivalent à Marseille (Saint Victor), Grenoble (Saint Laurent), en Afrique du Nord (Tipasa) et en Croatie (Salone, aujourd’hui Solin). Le cimetière lui-même couvrait toute la place autour de deux églises (église Saint Georges et la chapelle du Saint Esprit, détruites au XVIIIe siècle. Il aurait accueilli les dépouilles des compagnons de Charlemagne morts à Roncevaux… et été consacré par les sept évêques évangélisateurs de la Gaule. Probables légendes confortant l’importance de l’église dédiée à Saint Seurin.

Dans une réorganisation de cet espace funéraire dont la plupart des aspects échappent aux archéologues, il semble qu’un bâtiment à abside vint partiellement recouvrir l’emplacement de l’enclos. Une première église funéraire est attestée par Grégoire de Tours au VIe siècle.

La crypte renferme les vestiges de la nécropole sur son emplacement d’origine : mausolées, sarcophages et tombeaux. Le sarcophage « au cerf » avec ses vagues illustre peut-être au Psaume 42, 1-2 (« Comme languit une biche après l’eau vive…). D’autres sarcophages arborent une riche sculpture de rinceaux de vigne et de lierre, de feuilles d’acanthe qui mettent en valeur le chrisme. Le cénotaphe massif de Saint Fort rappelle, lui, le culte particulier de ce saint, prié pour le don de force physique et spirituelle dont il fit preuve dans son martyre. Sa fête le 16 mai, attestée au XIVe siècle, voyait affluer les fidèles en procession, venant « jurer sur le fort » et prêter serment sur ses reliques2. Les maires de Bordeaux renouvelaient le rite le jour de leur élection, tel Montaigne en 1580.

Un tympan atypique

Assemblé probablement vers 1267 en réutilisant des éléments antérieurs du XIIe et début XIIIe siècles, c’est un portail gothique atypique en Aquitaine. Sur le Jugement dernier du portail central ne figurent ni le cortège des réprouvés, ni les tourments de l’enfer. Le tympan latéral gauche représente les saintes femmes au tombeau et les statues des ébrasements les douze apôtres portant les Saintes Écritures, en un cortège encadré de l’Église et de la Synagogue sous l’aspect d’une jeune femme aveuglée par la queue d’un dragon, ayant laissé échapper les tables de la Loi et sa couronne, renversée à ses pieds.

Les albâtres de l’ancien maître autel et de la chapelle de la Rose

Les quatorze plaques d’albâtre de retable de l’ancien maître-autel sont présentés dans un meuble en bois de 1862. Sculptées en Angleterre dans les années 1370 ou 1380, les scènes des vies de Saint Seurin et Saint Martial exaltent le rôle de la collégiale au sein de l’archidiocèse de Bordeaux. On peut y admirer la ciselure précise et chatoyante qui exalte l’évêque Seurin arrivant avec sa suite par bateau sur la Garonne ou l’évêque Martial qui se trouve témoin de la résurrection de son compagnon Alpinien.

Maître-autel – Albâtres

Les albâtres de la chapelle de la Rose s’inscrivent dans un ensemble construit entre 1427 et 1444, remarquable par sa qualité et son état de conservation La Vierge au bouquet de roses en albâtre peint et doré est sans doute postérieure. L’ordre arbitraire des douze plaques a été modifié dans les années 1850. Elles illustrent l’enfance de la Vierge : Joachim et Anne chassés du temple, Joachim parmi les bergers, la rencontre à la Porte Dorée, la naissance de Marie, Marie au temple, les fiançailles de Joseph et Marie, l’Annonciation, la Visitation, la Nativité, une curieuse « Adoration de la Vierge » par des personnages non clairement identifiés, et le couronnement.

La chaire d’intronisation : un siège à usage unique

Saint Seurin abrite un meuble singulier : réservé à l’archevêque de Bordeaux lors de la prise de possession de son office, après son accueil par le clergé de Bordeaux où il se rendait par bateau, ce siège de pierre placé sous un baldaquin ouvragé était pour l’archevêque le passage obligé avant l’entrée dans la cathédrale de Bordeaux le lendemain. Ce rituel suivait en général un séjour dans une abbaye ou une collégiale. L’investiture en église était beaucoup plus rare et les chanoines de la cathédrale de Bordeaux auxquels ce rite portait préjudice le contestaient. Le siège et son baldaquin utilisent tout le vocabulaire architectural d’une église (petits contreforts, fines colonnettes, tourelles et gâbles, flèches en réduction munies de crochets et de fleurons).

L’orgue au buffet néogothique construit par Gaston Maille vers 1885 a été relevé en 1956, puis en 2010. Les vitraux historiés de Joseph Villiet posés en 1866, avec leurs scènes tirées de la Bible bibliques et de la « Légende dorée », et la représentation des visiteurs de marque dont les souverains d’Aquitaine, achèvent d’affirmer l’importance de l’église Saint Seurin, classée monument historique dès 1840. Bien avant, l’ensemble de Saint Seurin (cénotaphes, mobilier liturgique, chaire d’intronisation) avait conforté les chanoines dans leur certitude que leur église était bien la cathédrale primitive de Bordeaux.

Bibliographie

« Saint Seurin, un site, une basilique, une histoire » sous la coordination d’Anne Michel, Ausonius Editions 2017.

Article publié dans la revue Una Voce n°339 de Novembre – Décembre 2022

  1. Grégoire de Tours le mentionne brièvement dans un texte du VIe siècle et Venance Fortunat lui aurait aussi consacré un récit qui n’a pas été identifié avec certitude.
  2. Un rite très populaire de bénédiction des enfants, assorti d’une lecture de Luc, 1,45,(« Heureuse celle qui a cru à l’accomplissement des paroles qui lui furent dites de la part du Seigneur »)y était pratiqué jusqu’en 1978, lors du pèlerinage du 16 mai.